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"Les Cyclades sont un des endroits du monde auquel l'épithète de séduisant s'applique avec le plus de vérité. Pourtant beaucoup d'entre elles peuvent être qualifiées en toute justice de rochers stériles ; mais au sein de ces mers de la Grèce, où la main des dieux les a semés, ces rochers brillent comme autant de pierres précieuses".
Ce tableau des Cyclades, ces îles de l'Égée qui font cercle (en grec, kyklos) autour de Délos - la terre sainte où Létô accoucha d'Apollon et d'Artémis - ouvre Akrivie Phrangopoulo, une nouvelle de Gobineau. En composant cette histoire d'amour entre un commandant anglais et une jeune Naxienne, l'auteur de l'Essai sur l'inégalité des races humaines veut oublier en l'automne 1869 qu'il est en disgrâce à Rio, après quatre années de bonheur en Grèce comme ministre de l'Empereur à Athènes. Pour cette âme romantique qui fut la première à fondre dans une trame romanesque des souvenirs de voyage dans l'Archipel, ce microcosme qui compte une centaine d'îles dont moins de vingt ont quelque importance, a le charme des paradis perdus. "Les Cyclades donnent l'idée de très grandes dames nées et élevées au milieu des richesses et de l'élégance. [...] Mais des malheurs sont venus les frapper, de grands, de nobles malheurs ; elles se sont retirées avec les débris de leur fortune ; elles ne font plus de visites, elles ne reçoivent personne". Qui le croirait aujourd'hui alors qu'elles sont envahies par les touristes !
Reste qu'à l'instar de la centaine de voyageurs qui, de Cyriaque d'Ancône à Simone de Beauvoir, leur ont consacré courtes notices ou épais mémoires, Gobineau souligne l'impression d'un monde à part, jouant à cache-cache avec l'Histoire et invitant à plusieurs voyages dans le temps. D'abord la découverte d'une des plus anciennes civilisations insulaires dont les idoles cycladiques sont l'emblème, le spectacle de monuments antiques ruinés, témoins assoupis d'une splendeur passée, une terre de légendes où se côtoient Apollon, Thésée, Ariane et Achille. Ensuite la rencontre avec un univers marqué par l'occupation des Francs après la quatrième Croisade, l'installation à partir de 1206 d'une colonie latine brillante, puis la lente érosion dès 1537 de la domination vénitienne face au pouvoir ottoman, enfin maître absolu de la région avec la chute de Tinos en 1715.
Deux siècles avant Gobineau, un autre Ambassadeur de France avait déjà porté ce double regard. En 1670, Louis XIV avait envoyé auprès de la Sublime Porte, François-Marie Olier, Marquis de Nointel, pour représenter les intérêts français et les défendre. Cet homme de quarante ans, "au teint brun, le poil noir, le nez aquilin, les yeux grands", issu d'une famille de robe de Picardie, goûtant l'aventure et collectionneur d'antiquités, était chargé du renouvellement des Capitulations, les précédentes remontant à 1535. Ces actes précisaient les privilèges accordés par le sultan aux Français. Après de rudes négociations, Nointel obtint en juin 1673 une réduction des droits de douane de 5 à 3%, ce qui nous mettait sur le même pied que la Hollande et l'Angleterre et permettait, avec d'autres mesures, de relancer le commerce avec le Levant. En matière religieuse, Nointel devait faire reconnaître le droit de la France à un protectorat sur les nombreuses missions chrétiennes de l'Empire ottoman. Il réussit là moins bien ; on signa un texte ambigu, source de litiges.
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