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LE GOUFFRE






    Petite fillette, ma voisine, toi qui n'écris pas, combien je te jalouse ! Tout me paraît gouffre aujourd'hui, l'art, la science et la poésie ; on descend tout au fond de la ravine et c'est à peine si quelquefois on en rapporte la parole vivante. C'est un gouffre aussi que la littérature nouvelle de la Grèce ; celui-là m'a dévoré. Gouffre insondable que le cerveau des Grecs eux-mêmes, où tout flotte, où, dans l'imprécision, tout se noie et tout se perd ! Ils sont jeunes, ils ont vingt ans, ils ont quinze ans, et, comme les deux filles de l'hôte, ils dorment quand il faudrait agir. Et alors même qu'ils agissent, leurs façons me rappellent ces cavalcades de nuées, les nuées qui ne se posent que sur les cimes et qui se dissolvent en touchant la ravine. Ils veulent entreprendre les grandes choses et ne s'arrêtent pas aux réalités.

    Je vois des gouffres de toutes parts. Ah ! s'il y avait au moins pour pleurer ou pour sourire, pour dire ses angoisses ou ses allégresses, pour suivre le dédale infini de la pensée, s'il y avait en Grèce une langue littéraire toute faite, toute fixée ! Mais non ! il faut la fixer soi-même, arracher une à une au peuple ses paroles, en dégager sa grammaire propre et son style, peiner pour l'expression nouvelle, lui donner la forme juste, arrêter non seulement le sens des mots, mais leur type, lutter, chercher, rejeter, classer, oser et ne pas trop oser, se risquer et se reprendre, rêver, remâcher, penser effroyablement, détruire en une seconde des armées de cellules cérébrales. Ah ! ce grec-là qu'on se fait ainsi, est concis et pressé dans son style et ne dit que le nécessaire. On a trop de mal à exprimer déjà ce qu'il faut pour s'en aller dans les fioritures.

    Petite fillette, ma voisine, ce métier-là me tue. Je veux y renoncer. J'en veux faire un autre, plus facile. Quelle joie d'écrire le français ! Là au moins, tous les mots existent ; il en est pour tous les usages et tous les termes sont consacrés. Vous reste alors la volupté de combiner suivant votre rythme et votre goût les mots que vous prenez dans la langue infinie. Ils s'adaptent à votre pensée merveilleusement. Ils sont harmonieux, souples et francs.

    N'est-ce pas un plaisir des dieux que d'écrire et d'écrire, _ un livre par semaine, dix articles par jour ? On dit que quelques-uns y arrivent aisément. Si ces hommes heureux s'imposaient une demi-page de grec une fois par an, il est bien des noms qui disparaîtraient dans le gouffre. J'aimerais que quelques-uns de nos écrivains fissent un peu de cette gymnastique et je ne saurais trop les y engager pour ma part. Sans doute, ils ne m'écouteraient pas et ils auraient raison ; la douceur des petits succès quotidiens, les satisfactions grasses de la vanité en seraient évidemment amoindries.