Bandeau









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LE GOUFFRE






    Qu'ai-je eu besoin, en vérité, de me mettre en voyage ? Qu'est-ce que je viens faire ici ? Je n'arrive pas à le comprendre. Petite fillette, ma voisine, qui met la tête à ta fenêtre, juste en face de la mienne et qui regardes, tu t'étonnes. Tu te demandes tout ce que cela veut dire ; brusquement je me lève, et marche à grands pas, brusquement je me rassieds et j'écris, je déchire en mille morceaux des feuilles de papier et je recommence, je souris quelquefois et quelquefois aussi je reste des heures à rêver.

    Petite fillette, ma voisine, je vais te dire mon histoire : il y a deux choses au monde que je hais par-dessus tout, oui, il en est deux qui m'exaspèrent, c'est de voyager et d'écrire en grec. Je veux rentrer rue Claude-Bernard, je veux faire un volume chez Lévy. Je ne peux pas ; me voici forcé de voyager et d'écrire en grec. Petite fillette, ma voisine, cela t'explique mes désespoirs.

    Si, par hasard, tu lis l'Asty, ne crois pas un mot de tout ce que je dis des îles ni que je raffole de leur beauté. Veux-tu savoir la vérité ? Je maudis le jour de mon départ. Ce que j'aime, c'est de ne pas bouger de chez moi, c'est, l'hiver, de travailler tranquillement, de me rouler, l'été, comme un chien sur le sable. Le mulet me tue ; l'aiguillon dont je le pique, ce n'est pas lui qui le sent, c'est mon estomac, car il s'y fait des trous nouveaux à chaque saut de la bête. Quel métier ! Cours, mon brave, sur la montagne, cours sous le soleil et dans le vent tout ensemble, cours le long des sentiers étroits où tu perds tes étriers accrochés aux buissons d'épine, dans les ruelles, serré entre deux murs, où tu te cognes, où tu t'écorches, et vas toujours ; tiens l'ombrelle d'une main, tiens ton chapeau de l'autre, tiens le licou d'une autre main encore, et avec une quatrième retiens ton âme prête à t'échapper. Malédiction !

    Et dans quel but, s'il vous plaît ? Pourquoi cette torture et ce labeur ? Pour surprendre les prononciations dialectales, pour recueillir des contes, épier le moment où le parler se fait naturel, où les mots courent les uns après les autres, pour vous jeter dessus. Ayez l'esprit bandé sans rémission ; une lecture se recommence, mais quand la juste parole a fui, vous ne pouvez pas la relire. Croyez-vous que ce soit facile de réussir dans ces expéditions ? Il vaut bien mieux faire la chasse aux votes qu'aux contes populaires. Il faut à tout propos débiter son boniment, tout comme un député, ressasser toujours les mêmes choses et ne se lasser jamais. Sans cela, pas de contes. Il est des villages où les gens se cachent, tout honteux. Les contes populaires, est-ce que c'est sérieux ? Est-ce que ça se demande ? Dans d'autres villages, moyennant vingt sous ou même deux, la honte s'en va et alors vous n'en finissez plus. Et ce sont justement ceux-là les moins intéressants. Et à chaque village, nouveaux déboires ! Avec un fou mal de tête, avec la fièvre, avec le rhume et la toux, voici que d'Apiranthe vous descendez au village qui s'appelle le Gouffre ; vous ne descendez pas, non ! vous roulez. Le mulet va poser le pied et prend peur ; le vent grandi et se fait pallikare et vous casse le visage. La descente brusquement s'arrête ; il faut maintenant, pour passer de l'autre côté, grimper sur un cône nu, aride, isolé, en faire cent fois le tour par le sentier en spirale ; devant vous, du haut des montagnes et des précipices, comme des cavales blanches, le museau baissé, s'élancent des nuages à la file et vous pensez qu'ils vont fondre sur vous.