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N'importe ! Allons toujours. Le Gouffre n'est plus très loin. Allons voir un peu comment on y parle. La nuit est tombée. Prenons courage encore ; bientôt nous arrivons tout en bas de la ravine, car le Gouffre est là, entre ses deux montagnes. Tout à coup l'une d'elle s'anime ; sur le milieu de la pente, en ceinture, des feux s'allument, comme si la montagne avait des yeux par milliers, des yeux flambants au fond de chaque grotte. Ce sont les fenêtres d'un village qui brillent côte à côte. Vous pensez aux bonnes veillées et vous êtes tout content ; vous vous dites : " Les contes doivent aller bon train, là-bas. Au Gouffre aussi j'en aurais sans doute. " Et voici la ravine et voici le Gouffre. Nous y sommes.
Un villageois m'ouvre sa porte. J'entre dans sa maison. Il me reçoit fort bien. Je lui dis ce que je veux et pourquoi je suis venu. Il comprend, il est prêt à faire ce que je désire. Je n'ai devant moi que quelques heures, il faut donc que mon travail se fasse dans la soirée, dans la matinée de demain. _ " Comment donc ! Ce sera fait. Tout le monde chez moi vous dira des contes à l'instant même. " Me voilà enchanté. Mais je me retourne et qu'est ce que je vois ? Mon villageois est parti et ne reparaît plus ; son fils aîné s'est jeté sur deux sacs de son et ronfle à toute vapeur ; sa fille s'est couchée sur son lit et dort ferme ; une autre, de quinze ans, fait semblant d'avoir sommeil. Tout le monde a perdu sa langue. Seule, la vieille, la bonne vieille cherche à se rappeler quelque conte. Mais elle ne peut pas. Les autres en savent bien. Ah ! que leur importe ? Indifférence complète. Si vous leur achetiez de l'émeri, vous les tiendriez sur pied pendant des nuits entières.
Je veux quitter Naxos, aller ailleurs ; il n'y a point de bateau. Mes heures pourtant sont comptées. Ce serait beau de voir toutes les Cyclades, de les prendre une à une ; ce serait faire oeuvre utile. Impossible ! Il n'y a pas de bateau. Soit alors ! Prenons-en notre parti ; ne nous en faisons pas trop de chagrin ; tuons en nous le désir aigu de savoir. Je n'aurai plus pareille occasion de parcourir les Cyclades. C'est vrai. Mais ce n'est pas le gouvernement grec qui mettra jamais ses yachts à la disposition des chercheurs. Au bout du compte pourquoi ses voyages ? Pour étudier la langue d'un pays dont l'indifférence à l'égard de pareilles études est plus noire encore que celle du Gouffre. On vous connaît et nul ne sait ce que vous faites. Allégeons-nous donc le coeur e écrivant. Écrire ! Mais où donc, juste ciel ! N'importe où ! L'encrier et une plume dans la poche, trottez d'un village à l'autre, et, en route rêvez à l'art et à la science, assis sur votre mulet.
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