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LES PLAINTES DES CYCLADES






    À Syra, l'hôtelier me plut aussi beaucoup. Il ne ressemblait guère à l'aubergiste de Tinos. (Ah ! Tinos, Tinos, ma pauvre île, tu ne savais pas à quelle mauvaise langue tu aurais affaire !). L'hôtelier de Syra n'est point, à vrai dire, un hôtelier ; c'est un ami. C'est même un père. Il vous soigne, il s'informe de votre santé. Si vous souffrez de l'estomac, lui-même il vous combinera le menu qu'il vous faut.

    " Moi, dit-il, voici ce que je crois bon ; mais, toi, dispose à ton gré. J'ai quarante ans de métier ; la médecine, ça me connaît. Sors ta langue ! " Tout cela d'un ton sévère. Mon hôtelier avait exactement la tête de Bressant. La serviette qu'il portait sous le bras avait elle-même un certain air de dignité. Allez à Syra, je vous en prie, rien que pour le vieux Matsis. Croyez-moi, il en vaut la peine.

    À Syra, sur la grande place de la ville, j'ai vu la statue de marbre blanc qui représente Miaoulis. Il était beau, brillant au soleil, le grand marin, avec ses braies bouffantes, son petit manteau, sa veste courte, sa large ceinture, ses jambières et ses souliers pointus. Il tient sa longue vue en main, et de l'autre il tient le gouvernail. Aussitôt, devant moi, la mer étincelle ; ce sont des éclairs et des balles ; des tempêtes de carnage se déchaînent ; le sang noir de l'ennemi plaqué contre la chair, voluptueusement, m'exalte et me fait bondir avec son odeur ; l'héroïsme fait dans mon âme sa poussée. J'ai vu, en un instant, les mers rouges, la Grèce vivante.

    L'art est beau, quand il dit la vie. Mais la vie est plus belle encore. Je ne crois pas avoir vu ailleurs ce que Syra m'a montré ; et peut-être même n'a-t-elle pas offert à ses propres enfants de pareilles visions. La nuit, lorsque la lune est pleine, il n'est rien au monde qui ait la beauté de Syra. Voulez-vous en être convaincu ? Laissez la ville à votre gauche et montez droit devant vous, en partant de la place, jusqu'au petit théâtre qui porte, inscrit sur le fronton, le nom pompeux d'Orpheus...Ce fut devant le petit théâtre d'Orpheus, lors de mon premier voyage, qu'en causant avec les ignorants et les simples, j'eus la soudaine révélation des richesses insoupçonnées du parler populaire. Mais laissons-les pour le moment et montons toujours. Une grande tranquillité. Pas une brise ne souffle. Regardez alors la mer, là-bas, là-bas, brillante comme une prairie sans fin qui serait de verre. Voyez, du haut de la route que vous suivez, en vous penchant, les rochers qui se précipitent et qui vont jusqu'au rivage, rochers lumineux, d'un éclat d'argent. Montez plus haut encore ; brusquement, le chemin tourne ; on dirait qu'il entre dans la montagne. Au fond, la ravine apparaît. Les montagnes ont l'air d'être en acier, et comme l'acier, scintillent. Toute blanche est la chaussée. Vous allez et, sur le sol poudreux, le bruit de vos pas se perd. Un silence infini de tous les côtés vous entoure. Où êtes-vous ? Où allez-vous ? Vous ne le savez plus vous-même. Vous oubliez que la vie existe, vous croyez être vous-même un fantôme. Il vous semble maintenant que vous errez dans la lune, dans ses crevasses et dans ses montagnes, dedans sa lumière.