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LE TEMPLE DÉTRUIT






    - Andros, en comparaison de notre île, n'est qu'un village, me disait un jeune Tiniote, et vous n'y trouverez pas autant d'accueil que chez nous...

    Mon jeune homme parlait admirablement le grec momifié des livres. Quand on voyage en Grèce, on voyage entre deux langues ; il y a une langue naturelle et une langue artificielle. Les Grecs, comme tous les peuples ont une langue nationale ; mais ils en rougissent ; ils en ont donc fabriqué une autre, plus noble à leur sens, et qu'ils écrivent. Ils en usent aussi quelquefois dans la conversation, les jours de gala. J'ai remarqué que, lorsqu'on fait la connaissance d'un Grec, dans les premières heures, la langue artificielle règne sans partage. Ne s'agit-il pas, dès l'abord, de donner de soi la plus belle idée ? Mais le fer chauffé devient souple ; l'âme du Grec se détend de même dans la chaleur des propos échangés, et la langue naturelle revient, au bout de quelques minutes, sur les lèvres.

    Mon jeune Tiniote ne s'amollissait jamais. C'était à croire qu'il en avait oublié sa langue naturelle. L'artifice de sa parole avait fini par lui faire aussi l'âme artificielle. Dès que quelque chose lui avait plu, dès qu'une idée avait germé dans son cerveau (ces germes étaient plutôt rares), tout ce qu'il avait senti ou pensé, il le traduisait immédiatement dans cette langue extraordinaire, si bien que tout cela devenait aussitôt sec comme un os, Dieu me pardonne, comme un os de mort. La jeune fille, dans la langue de mon Tiniote, perdait sa sveltesse ; le parfum de la fleur s'évanouissait, l'arbre romaïque, si vigoureux, soudain se ratatinait, jaunissait, voyait tomber ses feuilles toutes, n'avait plus ni sa force, ni sa grâce et devenait quelque chose de veule et d'indécis. J'écoutais mon jeune Tiniote et j'éprouvais de secrètes terreurs ; j'osais à peine le regarder ; je tremblais de me trouver devant un linceul.

    Mon jeune homme se trompait d'ailleurs sur Andros. Les rues mêmes vous y disent la bienvenue. Je passais un jour dans une ruelle étroite, toute propre est bien pavée ; devant la porte de sa maison, une blanche maisonnette bien coquette, un vieillard était assis, prenant le frais. " Bonjour, " lui dis-je, et il me répond d'un bonjour. Et nous causons. Aussitôt il donne ses ordres ; sa femme, Orsa, m'apporte un escabeau de bois ; Maroulio, sa fille, me sert les petits citrons confits, et Assimio, son autre fille, me présente un verre d'eau fraîche qu'elle tient, debout, sur un plateau. Il fait aussi venir Mosca, sa vielle mère, afin que je puisse entendre de sa bouche les contes diaprés du peuple, récits où l'imagination s'exalte, parce qu'ils vous ouvrent le ciel avec ses étoiles, et parce qu'ils disent la terre avec ses herbes, la mer avec ses poissons.