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LA GLOIRE ET L'AMOUR






    C'est à toi que j'ai pris ma poésie et j'ai tort de me plaindre. Te souvient-il, âme chère, te souvient-il ? Six ans, plus de six ans, sont passés depuis. À Pyrgui, sur les montagnes de Chios, ton image, ton image habitait mon esprit et j'avais dans les yeux des larmes amères. Je ne pouvais pas, je ne voulais pas croire que la Mort viendrait dire un jour à notre amour : " Viens maintenant, tu vas finir. " Je repoussais la pensée que le monde pût t'oublier. Aujourd'hui, je ne crains plus la mort ; notre amour ne va plus finir et le monde ne t'oubliera plus. Je t'ai chantée dans une langue nouvelle, et j'ai voulu que ton nom, déjà fameux par ton père, fût sûr de l'éternelle durée sur la terre où la gloire jamais ne s'évanouit.

    Non ! il n'était pas possible vraiment, il n'était pas juste qu'une créature semblable à toi, que tant de grâce enfantine et de raison robuste, que tant d'âme et tant de lumière disparussent à jamais, et, qu'après ta mort, nul ne sût plus que tu avais été le bien de la création, la tendresse de la nature. Et c'est pourquoi je pleurais et je me désolais et je cherchais à faire pour toi quelque chose, quelque poème à te donner qui serait immortel. Et vois, en effet ! voici que j'y ai réussi et mon coeur en a de la joie. Je suis plus calme maintenant. Oui, sans doute, la langue où je t'écris est jeune et dure à plier ; mais elle est forte, elle sauve.

    Quel dommage que tu ne sois pas à Mérovigli, à côté de moi ! Je pourrais te montrer d'ici la barque, la petite, la mignonne, qui fait voile et gagne le large. D'ici, de la montagne, comme elle paraît gentille et délicate et fragile, la petite, la mignonne ! C'est tout juste si on peut l'apercevoir ; elle n'a vraiment l'air de rien. Et pourtant, mon petit enfant, n'aie pas peur. J'ai construit une barque pour toi qu'aucune tempête ne pourra plus briser. Dans cette barque, j'ai mis ta beauté, j'ai mis ton âme et tes pensées, j'ai mis ta vie, j'ai mis aussi notre amour dedans. Et alors j'ai dit à la petite, à la mignonne de courir, de courir sur les eaux éternelles. Gentille, candide, dans la barque légère fais donc maintenant ton petit voyage, doucement, lentement, avec tes jolis sourires et ton coeur simple, fais ton petit voyage et jouis sans peur de l'océan. Le capitaine est bon qui tient la barre.

    La gloire ! Et que nous importe la gloire, au bout du compte ? Durer n'a pas de sens, puisque notre planète elle-même un jour doit périr. La gloire n'est rien. L'amour seul est quelque chose. L'amour seul recrée des mondes. Seul, il peut tout. Il est au fond de chaque pensée. Pourquoi donc est-ce que je veux te donner la gloire ? Parce que je t'aime. Pourquoi donc est-ce que je cherche la poésie et le style ? Est-ce pour moi que je les cherche ? La poésie et le style, je les cherche pour les autres ; c'est pour les autres mon travail et ma lutte. Viens donc, petit enfant, laissons-la la gloire et ne pensons qu'à l'amour. N'ayons notre esprit qu'à l'amour.