|
|
La plainte ancienne, il faut encore que je te la redise. Pourquoi me laisses-tu seul ? Te souvient-il, âme chère, te souvient-il ? Six ans, plus de six ans, sont passés depuis. Les paroles qu'alors je te disais, dis-moi, mon enfant d'or, encore aujourd'hui, à l'heure encore où je t'écris, ne gazouillent-elles pas dedans ton coeur comme des oiseaux chantants ? Les montagnes de Chios et les plaines d'orangers et la Grèce entière avec elles ont aimé l'hymne d'amour que je t'ai fait, ô ma lueur ! Est-ce que tu peux l'oublier ? Pourquoi donc n'es-tu pas toujours là ? Quand tu n'es pas près de moi, il n'est plus rien qui me console. Je soupirais et te cherchais jadis à Pyrgui, je soupire encore et te recherche à Santorin. Du village de Mérovigli, là-haut, dans les hauteurs, par-dessus les précipices, de Mérovigli où je rêve et cause avec toi, j'aperçois tout en bas dans la mer les petites îles, qui ont en elles un feu caché, j'aperçois le Vulcain qui ne dort jamais, même alors qu'il semble endormi. On les appelle ici les Brûlées, ces îles qui sont toute flamme, la Grande Brûlée et la Petite. Et moi, je suis aussi comme ces îles ; je suis un Grand Brûlé d'amour, mon Aimée.
Partout où je vais, j'ai le désir de toi. C'est à toi que je pense tout le long de mon voyage. À Syra, où je me promenais dans la lumière de la lune, je me sentais trop loin de toi, et j'ai cru que la vie autour de moi n'existait plus et que moi-même je me traînais dans un monde de mort. Tout à coup, je courais vers le rivage, je n'avais souci ni de la pente, ni des roches, ni de la nuit blottie dans les tournants. On me regardait et tout bas l'on se disait : " Quel est le fou qui court ainsi ? " Non ! je n'étais pas fou. Je courais en bas vers le rivage, en bas vers la solitude, pour crier ton nom, pour m'entretenir dans l'illusion de ta présence, pour être sûr que tu existes.
De chaque île où j'arrivais, j'avais hâte aussitôt de partir. Oh ! vite, vite aller devant moi ! Dans une autre île, pensai-je, cela ira mieux sans doute, mon travail se fera mieux. Je quittais, et ailleurs je disais encore les mêmes choses. Et je voulais encore essayer d'autres endroits. Ce n'était plus une hâte en vérité, c'était une angoisse, et toujours je croyais qu'il se trouverait une île quelque part, une île de tranquillité, un berceau où je mettrais dormir ma douleur, un ciel qui câlinerait mon tourment. Que m'importent la science et le langage, et les contes que je recueille ? Mon Idée, c'est toi, l'Idée qui fraie ma route, le Symbole de mon courage. Toi, tu connais toujours mon dessein. C'est pour toi mon travail et ma lutte. J'étais pauvre et tu m'as fait riche, car je n'avais rien en propre ; je cherchais au monde deux choses, une langue nouvelle, un peu de poésie. La langue nouvelle, je l'ai prise sur la bouche sur la bouche du peuple ; ma poésie, c'est à toi que je l'ai prise.
|
|