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LA PANAYA DE TINOS






    Oui, vraiment, je commencerais par guérir notre pauvre âme malheureuse, l'âme humaine qui, le soir, au soleil couché, s'emplit de tristesse et pense à la mort, notre âme pitoyable qui veut toujours et ne peut jamais, notre âme pauvre et loqueteuse, notre âmequi pleure parce qu'elle grande et bonne et que, pourtant, elle est limitée. Si j'étais la Panaya, personne au monde ne pourrait compter mes miracles. Du moment que j'aurais le pouvoir de faire une chose, je pourrais tout faire. Et puis, mes enfants, je ferais tout gratis. Je serais la Panaya, mais je n'en resterais pas moins poète. Pour guérir mon malade, je n'exigerais pas de luiqu'il crût en moi d'abord, ou que, pour l'obtenir, il eût foi en sa guérison. Le poète n'y met pas tant de malice. Le poète aime à répandre sur la terre ses pierreries étincelantes, et ne s'occupe point de savoir si vous croyez ou non en leur éclat. Et cependant, il n'est pas jusqu'aux aveugles, qui ne sentent obscurément que quelque chose tout à coup a brillé là devant eux, et peut-être même leurs yeux s'ouvriront-ils tout seuls un jour et verront-ils la lumière, qui est.

    Quel dommage, tout de même, que je ne sois pas la Panaya ! Je vous assure, mes enfants, que je ferais le tour de toutes nos misères et que je les guérirais une à une. Je guérirais les caldirim, je guérirais les auberges de Tinos, je guérirais les aubergistes, les lits, les tables et les viandes. Je guérirais tous les Tiniotes ; je guérirais enfin la Panaya elle-même qui ne peut pas tout guérir.

    Tels étaient les discours que je tenais à mes jeunes Tiniotes, mais ils ne semblaient prendre aucun plaisir à mes paroles. Ils avaient raison, mes jeunes Tiniotes. Nous ne parlons pas la même langue, et c'est peut-être pourquoi mes paroles ne leur plaisaient point.

    Pour moi, je raffole de Tinos lorsque je reste paisiblement à Athènes et que je vais le soir dans la librairie de la Hestia, chez l'excellent Casdonis, lequel est un bon Tiniote et sait me raconter les histoires de son île. Chez Casdonis, chaque après-midi, se réunissent fidèlement tous ceux qui font des vers et des romans. Des livres, nul d'eux n'en achète. Que faire des livres, quand on a les siens, qu'on ne lit que ceux-là, qu'on est même quelquefois seul à les lire ? Qu'importe d'ailleurs, puisque des pensées s'échangent et que les têtes se vident ? J'ai dans l'idée que ces réunions seront fécondes. Je leur ai donné le nom d'Académie athénienne, et voilà comment j'ai fondé l'Académie athénienne. Oh ! la boutique de Casdonis n'a rien de comparable à la luxueuse Académie bâtie par le baron Sina, dans l'intention que les hommes sages de la Grèce y siègent un jour. Les sages, ce sont les doctes hommes, ceux qui ont le nez dans les livres, qui savent ce qu'il y a dedans et qui parlent comme l'imprimé. Ce sont, en d'autres termes, les érudits, car, pour la majorité des Grecs, l'érudition représente la littérature. On ne va pas voir si l'érudit est artiste ou non. C'est là un souci secondaire. L'Assemblée sera sans doute imposante. Mais mon Académie à moi a cet avantage que du moins elle existe, tandis que l'autre est vide d'académiciens. Dans la mienne, on cause d'art et j'expliquai précisément à mes jeunes gens que c'est ainsi que naissent les Académies. L'Académie française n'a pas une autre origine, et Casdonis m'offrait avec Conrart ce trait de ressemblance que, pendant nos réunions, il restait également silencieux.