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Les Tiniotes ne se soucient guère de pareils déboires. Comme ils seront heureux, les Tiniotes ! Ils ont la Panaya qui les guérit de tous les maux. J'ai spécialement entendu dire qu'elle guérissait aussi les fous. Cela me rassura. Au moment même où je devenais fou avec mes tables, ma viande et mon vinaigre, je savais que la Panaya me guérirait à coup sûr.
Quelle bonne chose, tout de même, qu'une Panaya qui guérit tout ! Je demandai à deux jeunes Tiniotes, deux gracieux insulaires, s'il y avait des médecins à Tinos et à quoi ils pouvaient bien leur servir. Puisque la Panaya s'est faite docteur en médecine, je leur proposai de jeter à l'eau immédiatement les médecins et les drogues, à la file.
Très sagement, les deux jeunes Tiniotes me répondirent que la Panaya ne guérissait que deux fois par an, c'est à savoir le quinze août et le vingt-cinq mars. Les médecins sont là pour remplir les intervalles. La Panaya ne veut pas faire des miracles chaque jour. C'est pourquoi il m'a semblé que les Tiniotes étaient soucieux. Leurs paroles sont comptées et leurs visages renfrognés. C'est à peine s'ils se montrent. Sont-ce leurs méditations philosophiques qui les absorbent, ou ont-ils plutôt le coeur gros à cause de la paresse de leur Panaya ?
Jeunes Tiniotes, mes pauvres enfants soucieux, je veux m'ouvrir à vous. Je partage votre chagrin. Cela me contrarie vivement que la Panaya ne vous guérisse pas tous les jours. On m'apprend même qu'elle ne guérit que les étrangers et qu'elle vous laisse tels que vous êtes. C'est encore là pour moi une contrariété. Mes chers enfants, écoutez aussi cet autre propos : Si j'étais la Panaya, je n'aurai d'autre affaire que de vous guérir. Et même je guérirais le monde entier, tous les jours. Le pauvre monde a bien de la misère. Il ne souffre pas seulement deux fois l'an. Ses souffrances n'ont pas de dimanches. Est-ce que les pleurs qu'il répand ne vous ont point fait une blessure à l'âme ? Mon âme, à moi, soupire incessamment ; les larmes humaines me l'ont noyée.
Hélas ! mes pauvres petits enfants, si j'étais la Panaya, comme, à tous, je vous ferais du bien ! Je guérirais indistinctement les étrangers et les indigènes. Je ne me contenterais pas de guérir les fous, les aveugles et les paralytiques. Et quoi donc ? Je serais la Panaya et je me conduirais tout comme les médecins, qui sont l'un pour les dents, l'autre pour les oreilles, l'autre pour d'autres choses ? Non ! Je ne voudrais point me spécialiser. Qui donc pourrait me retenir, si j'étais la Panaya ? Je n'aurais point assez de guérir toutes les maladies ; je guérirais aussi, mes enfants, l'âme malade.
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