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LA PANAYA DE TINOS






    Lorsque j'étais à Zagora, en Thessalie, je ne dérageais pas contre les caldirim. Les caldirim sont ces cailloux posés de champ, dont les Turcs ont eu l'idée de paver les pentes de la montagne, afin sans doute de ficher au sol le souvenir de la barbarie, car rien n'est plus difficile à déraciner que ces affreux caldirim. Mon ami Drossini, qui, royalement, m'hébergea sur le mont Pélion, a bien souvent entendu mes malédictions et doit se les rappeler. Hélas ! il ne fut pas seul à les entendre ; les caldirim les ont entendues aussi et se les rappellent. Oh ! elles m'ont gardé rancune, ces routes horribles qui descendent et qui montent comme les flots de la mer, mais comme des flots qui seraient de pierre et tranchants. Les caldirim se sont mis à ma poursuite. Maintenant que je suis en voyage, les voici derrière moi. Je retrouve les caldirim à Tinos. Je ne parle point des chemins, car ils n'étaient point si mauvais dans les villages que j'ai parcourus. Les caldirim à Tinos ont pris la forme de matelas, et c'est dans un lit-caldirim que je me couchai en arrivant à quatre heures et demie du matin, quelque peu fatigué, j'en conviens, par mes rêveries à la belle étoile sur la future Acropole. Non ! cela n'était pas un lit ; c'était ces mêmes flots de pierres thessaliennes. Passe encore ! Je puis dormir sur un caillou, à condition d'être seul. Dans le lit où je m'étais étendu, il y avait des tas de monde. J'ai lutté pendant trois heures. J'en ai tué beaucoup, le plus que j'ai pu, des deux sexes. Ceux que je ne pus atteindre me dévorèrent. Les cailloux étaient creux évidemment et très habités. C'étaient de gentils petits habitants, qui avaient la couleur du miel. Tout mon sang est resté à Tinos.

    Pour l'amour de la science, pour découvrir des langues villageoises, qui ne fait pas un linguiste ? Il laisse là son fauteuil et va se loger jusque dans les auberges de Tinos. Deux nuits de suite, abandonnant mon caldirim, j'ai dormi paisiblement dans la salle à manger, sur une table de bois et même sur deux, bout à bout, sur les sept heures, l'aubergiste me servait, toujours sur mes tables, la viande si réputée de Tinos. En vérité, je crois que le bois de mes deux tables était plus tendre encore que cette belle viande. Le vinaigre était mon vin quotidien. Quand je partis, je dus tout de même payer la chambre. Elle était sur la note. L'aubergiste ne comprenait absolument pas pourquoi je n'avais pas couché dans le lit. Cela lui parut étrange. L'habitude l'avait, paraît-il, endurci ; il n'existait pas au monde, me disait-il, un lit plus propre. Il se fâcha rouge, vociféra, courut derrière moi, m'injuria, comme un fou qui serait à la fois enragé. Je crus qu'il allait me mordre. Il ne cessait de m'appeler un original.