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Maintenant que j'y songe, je crois que des superstitions analogues, je crois que des fils non moins despotiques retiennent en Grèce l'élan de toute littérature nationale. Quel spectacle étrange que celui d'un peuple si glorieux, si intelligent et si beau, et qui n'a point encore de littérature, pour la raison qu'une légion de pédants n'a pas permis à ce pays de développer sa langue naturelle ? Les voyageurs en Grèce n'ont surtout voulu voir que le pittoresque ; peu d'entre eux ont été frappés de cet état de choses singulier, le premier qui frappe cependant, puisqu'il est impossible d'échanger deux mots avec un Grec sans être aussitôt informé du drame capital pour la Grèce, qui se joue entre le peuple et les grammairiens.
Que savons-nous du peuple aujourd'hui ? Absolument rien. Nous ne savons rien de lui, parce que les écrivains n'ont pas osé parler sa langue. L'âme populaire, tumultueuse et pacifique, a gardé son secret. Elle a pourtant quelquefois chanté, et ces chants, connus du monde, possèdent un charme unique. Des poètes, dont le coeur était profond, se sont inspirés de ces chants. Puis des prosateurs ont recueilli les confessions des bergers ou des montagnards, et, toutes les fois qu'ils ont conté dans l'idiome familier, ils nous ont donné des pages d'une sapide nouveauté ; ils nous ont ouvert des perspectives inconnues. Mais la prose n'arrive pas encore à triompher. Des savants, qui ne sont pas des sages, empêchent toujours et contrarient la formation d'une langue littéraire, sortie du peuple comme toute langue, accessible à tous. Les journaux continuent de s'écrire en un grec macaronique, et cela parce que des maîtres d'école ont vanté la noblesse des vieilles grammaires, dont eux-mêmes ne saisissaient plus la beauté. Ils ont enseigné qu'il était séant de ne plus nommer le pain et le vin par leur nom, mais de dire panis et vinum et d'appeler le charretier carrotarius. Ils ont confondu tous les âges de la grécité, les classiques et les byzantins, et ils ont ainsi abouti au mélange bizarre qu'ils qualifient de langue puriste. Ils ont imaginé qu'il était plus correct de changer cheval en chevalus, car leur grec n'est pas moins barbare et les formes anciennes, figées dans leur bouche et que n'anime plus le souffle vivant des évolutions séculaires, ont forcément perdu leur fraîcheur et leur vérité. Décidément, la Grèce d'aujourd'hui n'aura pas son Acropole.
Des jeunes gens apportent des pierres chaque jour, mais il semble que leurs mouvements sont gênés par les petites ficelles dont je parlais et chaque purisme précisément me paraît représenter une de ces ficelles. Chaque purisme est une superstition aussi. Car, voici bien ce qui arrive et vous allez voir. Comment raisonne le Grec qui voyage avec un papas ? Il se dit que la présence d'un ecclésiastique sera cause de mauvais temps. Il pense que le calme et la tempête ne sont point dans l'ordre des choses, que la météorologie n'a rien à y voir et qu'un homme peut facilement bouleverser, en se promenant sur un paquebot, les lois qui régissent l'atmosphère. Et le pédant, de son côté, comment raisonne-t-il ? Il s'imagine qu'il peut, lui aussi, modifier, qu'il peut bouleverser à son gré les lois qui régissent toute langue en son évolution. Un petit mot pris à point dans les dictionnaires sera le talisman qui fera violence à la nature.
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