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LES DEUX ACROPOLES






    N'ayez crainte, cher papas ; je conserverai votre chapelet et j'en aurai soin. Souvent j'évoquerai votre image. Je me suis mis en route avec la résolution de m'émerveiller devant la Grèce partout et toujours. N'allez pas croire pourtant que je vous loue seulement parce que j'ai voulu tout louer. Vous faites honneur à votre pays ; votre culture et l'aménité de votre esprit sont à la gloire de l'hellénisme. Vous êtes attachés fidèlement à votre religion et jamais le scepticisme n'a su vous effleurer. Vous avez raison, car, ne faut-il pas le dire tout de suite ? Religion et patriotisme sont même chose pour le Grec. Les saint François et les sainte Thérèse ne naîtront point sur ce vieux sol. Si le Grec est parfois théologien, il est peu mystique. Mais la religion vous a longtemps servi et vous sert encore de drapeau national. Aussi, ne soyez point alarmé, mon cher papas, je ne toucherai pas à votre foi chrétienne ; je respecterai les bons prêtres que j'ai toujours vus simples et pratiquant le bien.

    Il est certaines superstitions toutefois auxquelles je ne saurais m'intéresser, quel que soit mon amour des choses populaires, et je leur ferais la guerre volontiers. C'est pour cette raison que je déclare tout haut la joie où je suis de voyager en même temps qu'un papas. Cela passe pour un présage de malheur ; il me semble que c'est un bonheur, au contraire, quand le papas est un brave homme, quand il sait causer avec agrément et que les heures s'écoulent brièvement en sa compagnie.

    Ces superstitions infinies qui me déplaisent, je me demande non pas à quel moment elles pourraient disparaître, mais seulement si elles ne diminueront pas quelque jour. Le Grec, maintenant que je viens de le voir dans plusieurs parties de la Grèce, m'a paru partout être le même ; le peuple hellène, et dans le peuple, je range aussi les gens cultivés et les riches, me fait l'effet d'un splendide pallikare, que d'innombrables fils, invisibles et très ténus, serrent de tous côtés, si bien qu'ils empêchent tous les mouvements. Ils empêchent tous les mouvements, puisqu'il faut qu'à tout propos le Grec consulte sa montre ou son almanach, pour savoir l'heure et le jour où il faut mettre le pied dehors. Si, par hasard, c'est un mardi qu'il doit partir, c'en est fait de lui. Le mardi est un jour néfaste. Si, le matin, en allant à ses affaires, il rencontre un prêtre dans la rue, il faut qu'aussitôt il rebrousse chemin et rentre chez lui ; le mal est alors conjuré. Il est assis et veut se lever, ou bien il est debout et veut s'asseoir. Ce sont là des opérations délicates, car encore faut-il être sûr de la volonté de Dieu en ce moment ; quelle est cette volonté, qu'il reste assis ou debout ? Il annonce par dépêche son arrivée, il donne la date et ajoute aussitôt : Dieu le voulant. Quand il va faire visite à un ami, si son pied butte en montant l'escalier, c'est signe que les choses vont mal tourner (et Dieu sait que, même sans faux pas dans l'escalier, elles butent souvent entre amis grecs). On vous fait compliment sur votre bonne mine ; il ne fallait pas ! Du moins est-il prudent de faire toc toc de la main sur un morceau de bois ou de fer. On s'extasie devant la beauté d'un enfant ; il est bon aussitôt après de lui cracher au visage ; cela détruit l'effet désastreux d'une extase attendrie. Il faut aussi se garer contre le mauvais oeil, il est la cause de tous les maux. Que de tours et de détours pour l'éviter, pour ne le point croiser sur sa route ! Quand le Grec tombe malade et se met au lit, il appelle un médecin ; mais en dedans de lui, c'est un saint qu'il appelle. Toute sa vie est un miracle continu, on dirait que par lui-même il n'arrive et ne peut arriver à rien, il faut l'intervention des forces occultes. Il semble que quelqu'un quelque part tienne dans sa main les fils innombrables et subtils qui lient toute pensée. L'être mystérieux tire un fil, tantôt l'un, tantôt l'autre, et le malheureux marche ou fait halte. Le bien et le mal qui lui viennent, ses tristesses et ses joies sont à la merci de ces fils. Le Ciel, à mon sens, n'a soucis que de lui.