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CHAPITRE I : CONCEPTION GÉNÉRALE DES HÉROS






    La conception d'êtres semi-divins, immortels et puissants dans le tombeau, intercédant pour l'humanité, en reliant le ciel à la terre, achevait et complétait la hiérarchie des êtres. La distance infinie qui séparait l'homme des dieux est désormais comblée. Entre les Olympiens et les mortels vit une classe intermédiaire de personnages glorieux, impérissables, à la double nature, que l'homme a tout près de lui, dans le sein de la terre, qu'il peut invoquer dans ses pressantes nécessités, auxquels il s'adresse d'autant plus volontiers qu'ils ont appartenu jadis, eux aussi, à l'humanité. Mais, est-il besoin de dire que ces croyances, en se développant, devaient multiplier à l'excès les formes déjà si nombreuses de la superstition ? A mesure qu'on avance dans l'histoire de la Grèce, il semble, en effet, que les héros s'enrichissent de tout le crédit que perdent les dieux. Le besoin d'objets nouveaux d'adoration chez un peuple qui vieillit, et qui en vieillissant perd le sentiment vrai de son antique religion, ne suffit pas à expliquer un pareil fait. C'est au principal pouvoir religieux de la Grèce, c'est à l'oracle de Delphes qu'il faut attribuer, en grande partie, le développement toujours croissant du culte des héros.
    La Pythie, consultée dans des circonstances critiques, ne se bornait pas à recommander à l'adoration des Grecs les personnages les plus illustres de leur histoire légendaire. On la vit plus d'une fois élever à la dignité de héros, canoniser, si je puis dire, des personnages réels ou contemporains, dont la mort avait été accompagnée ou suivie de circonstances extraordinaires. Il est difficile de dire, dans la plupart des cas, quels motifs avaient inspiré la Pythie ou ceux qui lui dictaient ses réponses ; il nous suffit de savoir que ces motifs étaient quelquefois des plus généreux. A la veille des guerres médiques, les habitants d'Amathonte, dans l'île de Chypre, s'étaient rendus coupables d'une odieuse cruauté. Assiégés par Onésilos, qui voulait les détacher de l'alliance perse, ils avaient réussi à s'emparer du corps de leur ennemi tombé dans une sortie ; ils lui avaient coupé la tête et avaient suspendu ce hideux trophée au-dessus de la porte de leur cité. Quand cette tête, exposée à l'action de l'air, fut dépouillée de sa chair, un essaim d'abeilles vint s'établir dans ses excavations et y déposer ses rayons. Le fait parut si inquiétant aux gens d'Amathonte, qu'ils envoyèrent sans retard une députation à Delphes. La Pythie leur commanda de donner la sépulture à la tête du général et les condamna à instituer des sacrifices annuels en l'honneur du héros Onésilos. Telle était l'autorité de l'oracle que les habitants d'Amathonte n'hésitèrent pas à faire cette éclatante réparation à la victime de leur barbarie.

    Quand la voix du dieu de Delphes, parlant par l'organe de la Pythie, eut décidé que certains hommes pourraient, après leur mort, aller rejoindre la troupe des héros antiques et obtenir sur la terre les mêmes honneurs qu'eux, l'héroïsation, si l'on me permet de forger le mot, fut considérée comme la récompense due par la piété des hommes à tous ceux qui avaient rendu à leur pays d'éclatants services. Après les guerres médiques, nous voyons les habitants de Marathon offrir des sacrifices héroïques aux guerriers qui étaient tombés sur leur sol dans cette lutte mémorable*. Léonidas, Pausanias, le vainqueur de Platées, plus tard, Lysandre, eurent des autels à Sparte*. L'Athénien Miltiade, le Lacédémonien Brasidas étaient adorés en Thrace comme des héros*. Aux derniers moments de l'indépendance hellénique, Aratus et Philopoemen sont l'objet du même culte. Au jour qui leur est consacré, les rhéteurs composent des panégyriques, les poètes des hymnes pour célébrer leurs vertus. Des cités entières se rendent en procession solennelle à leur sanctuaire : on leur sacrifie comme à des dieux ; on se plaît à rêver d'immortelles destinées pour ces défenseurs obstinés de la patrie, dont ils sont les dernières et glorieuses images*. La reconnaissance de la Grèce avait déjà rendu les mêmes hommages à quelques uns des poètes inspirés qui avaient enchanté sa jeunesse, des législateurs qui avait fondé ses cités, des écrivains et des philosophes qui l'avaient illustrée par leur génie. C'est ainsi qu'Hésiode en Béotie, Lycurgue à Sparte, Bias à Priène étaient des héros, que Démocrite eut une chapelle chez les Abdéritains, que les Stagirites érigèrent un temple à Aristote*. Un héros plus singulier, en apparence, est ce Philippe de Crotone dont parle Hérodote, cet athlète souvent vainqueur aux luttes d'Olympie, le plus beau des Grecs de son temps, et à qui sa beauté valut après sa mort les honneurs divins ; mais peut-on être surpris qu'il se soit trouvé un pays grec pour décerner à l'un de ses enfants une pareille apothéose ?
    Sous la domination, romaine, l'héroïsation, en devenant chaque jour plus fréquente, allait perdre entièrement son ancien caractère. Ce n'est plus comme autrefois le pouvoir religieux, c'est désormais le pouvoir civil qu'il décrète et confère les honneurs héroïques. L'adulation grecque ne se borne pas à placer les Césars parmi les dieux. Comme le prouvent plusieurs inscriptions des Cyclades*, on vit des cités instituer un culte du même genre en mémoire de leurs bienfaiteurs et de leurs magistrats. Les familles à leur tour voulurent avoir des héros tirés de leur sein, et bientôt cette mode devint si générale, que dans certaines parties de la Grèce, la plupart des morts furent des héros. Sur les monuments funèbres de la Thessalie et de la Béotie, il n'est pas rare de rencontrer cette épitaphe : hrwV crhste cairV, "héros excellent, adieu"*, épitaphe où l'on chercherait vainement l'expression touchante d'un sentiment religieux et de l'assurance d'une immortalité. Elle n'était, en effet, à l'origine, que l'exagération de la piété ou de la vanité des familles qui voulaient faire ressortir par un titre pompeux les valeurs et les mérites exceptionnels d'un mort chéri. Avec le temps, elle devint une pure formule, et le mot "héros" n'eut pas plus de signification en grec que n'en a dans notre langue le mot "défunt". N'est-il pas évident d'ailleurs que le culte de ces morts glorifiés par leurs parents n'a jamais pu se confondre avec celui des anciens et véritables héros, qui ne cessèrent d'obtenir de leurs adorateurs des honneurs semi-divins, et dont la religion vivace semble s'être perpétuée jusque dans la Grèce chrétienne ? Si, dans la légende de saint Georges pourfendant un dragon qui allait dévorer la fille d'un roi, il est difficile de méconnaître la tradition persistante de la légende de Persée, si saint Nikitas qui voyage à travers les airs monté sur un cheval ailé, n'est qu'une sorte de Bellérophon chrétien, combien d'autres éléments empruntés à l'ancienne mythologie héroïque ne se mêlent pas encore en Grèce aux croyances et aux superstitions modernes * !