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Cette religion n'avait pas uniquement sa source dans les sentiments d'admiration qu'avait éveillés l'épopée en faveur des personnages qu'elle avait chantés : comme la plupart des cultes, elle était inspirée par des motifs intéressés. Puisque les héros vivaient dans le tombeau à l'état d'essences immortelles, on devait supposer que les dieux leur avaient communiqué une partie de leur puissance et qu'ils pouvaient intervenir de manière efficace dans les affaires humaines. Il fallait donc, à force d'hommages, gagner leur bienveillance ou s'assurer leur appui. Les négliger ou les mépriser était une impiété qui appelait un châtiment. Le poète Stésichore, qui avait mal parlé d'Hélène, perdit subitement la vue : instruit par les Muses du motif de sa cécité, il se rétracta dans un autre poème ; la divine héroïne lui rendit la lumière*. Redoutables aux impies, les héros sont pour leurs fidèles des protecteurs puissants. Les plus grands d'entre eux sont représentés comme intercédant auprès des dieux olympiens en faveur de l'humanité qui les supplie. Une extrême sécheresse désolait la Grèce ; hommes et animaux périssaient : le mal était à son comble, quand les magistrats d'Égine eurent l'idée de faire des sacrifices et des invocations à AEque. Le fils de Jupiter s'adressa à son père et obtint de lui la cessation du fléau *. C'est surtout au temps des guerres médiques que l'on voit éclater en Grèce l'action surnaturelle des héros. A Marathon, dit Plutarque, plus d'un combattant vit le spectre de Thésée qui, revêtu d'une brillante armure, marchait à la tête des bataillons athéniens et les précipitait contre les barbares*. Le jour de Salamine, au lever de l'aurore, tous les Grecs, les prières faites aux dieux, appelèrent à grands cris Ajax et Télamon ; un navire fut dépêché dans la direction d'Égine pour aller chercher les AEcides. Aussi, au plus fort de la bataille, vit-on des fantômes armés qui, des sommets de l'île, étendaient leurs mains protectrices sur la flotte des Grecs ; c'étaient les AEcides qui répondaient à l'appel de leurs adorateurs*. Après le combat, Thémistocle disait :" Ce n'est pas nous qui avons vaincu les Perses ; ce sont les dieux et les héros."
Faut-il s'étonner que ces auxiliaires de la vaillance grecque aient été, après ces merveilleuses victoires, l'objet d'un culte plus empressé et d'une foi plus ardente ? La religion des héros, organisée dès le temps de Dracon, fortifiée par la législation de Solon, est au, cinquième siècle, répandue partout et se célèbre avec un remarquable éclat. En même temps qu'elle donnait satisfaction aux sentiments de reconnaissance du patriotisme grecque et à l'antique dévotion aux morts, elle ne cessait d'être entretenue par l'orgueil local de chacune des tribus helléniques. Par les héros on n'entendait pas seulement, en effet, les fils mortels de Jupiter ou de quelque autre grand dieu, ni les plus illustres guerriers du cycle épique ; les héros étaient encore les premiers rois ou chefs légendaires qui avaient donné leur nom à chaque race, à chaque ville, à chaque canton. Leur rendre un culte, c'était rappeler aux générations successives le lien qui les rattachait à une source divine d'existence, à un premier père commun ; c'était fortifier le sentiment d'union qui, dans ces fêtes à la fois patriotiques et religieuses, rapprochait tous les membres d'une même famille. Il n'était donc pas un coin de la Grèce qui n'eût ou qui ne voulût avoir son héros. Ce héros était le divin patron du pays, le génie protecteur attaché à son existence. La cité venait-elle à être détruite et ses habitants chassés, il accompagnait les exilés ; il les suivait à travers les mers ; il s'établissait dans les colonies qu'ils fondaient ; il revenait ensuite avec eux dans leur berceau. Quand Messène fut reconstruite par Epaminondas, les habitants, avant de franchir les murs de la cité nouvelle, invoquèrent Aristomène et les autres héros de l'antique Messénie, en les suppliant de revenir parmi eux*.Pour que cette dévotion trouvât un aliment, il fallait des signes visibles de la présence des héros dans les contrées qui les honoraient. On leur élevait donc des monuments qui étaient tantôt de petites chapelles, tantôt de simples tombeaux. Ce tombeau n'était-il qu'un cénotaphe, la piété populaire n'était pas satisfaite tant qu'on eût découvert quelque part les restes mortels du héros, qu'on les eût transportés et déposés dans la sépulture qui lui était réservée. Les historiens racontent qu'au moment où Cimon assiégeait Scyros, la Pythie, consultée sur l'issue de l'entreprise, répondit qu'Athènes ne serait victorieuse que si elle ramenait dans ses murs les ossements de Thésée. Le fils de Miltiade obéit à la voix de l'oracle : il découvrit dans l'île une sépulture où était enfermé un grand cadavre avec une lance et une épée, et il eut l'esprit d'y reconnaître les restes du héros athénien. Quelque temps après, Scyros fut prise, et les précieuses dépouilles rapportées sur la trirème du général, furent reçues au Pirée par une foule pieuse et recueillie qui les escorta en grande pompe jusqu'au monument qui leur était destiné *. Comment les Grecs n'eussent-ils pas rendu un culte à ces saintes reliques, dont la possession était pour les cités un gage de salut *, et dont on connaissait d'ailleurs les merveilleuses vertus ? Une sécheresse, une guerre, une épidémie, tout fléau envoyé par la colère des dieux pouvait être détourné et conjuré par elles. Les Orchoméniens de Béotie, raconte Pausanias, étant décimés par la peste, allèrent consulter l'oracle de Delphes ; la réponse de la Pythie fut que les ossements d'Hésiode devaient être rapportés du territoire de Naupacte où ils étaient dans celui d'Orchomène ; à cette condition seule, les Orchoméniens seraient sauvés. Le territoire de la même ville, à une autre époque de son histoire, était hanté par un spectre malfaisant qui ravageait le sol et détruisait les moissons : sur l'avis de l'oracle, on se mit à la recherche des restes du héros Actaeon ; on leur donna la sépulture ; on institua des sacrifices et des fêtes funèbres en son honneur : la mauvaise influence fut ainsi conjurée *. L'énumération de tous les miracles opérés par les reliques des héros serait longue : l'histoire des superstitions grecques en est remplie.
Le culte des héros ayant un caractère essentiellement local, il devait arriver que la lutte de deux peuples, de deux villes en guerre l'une contre l'autre, mit aux prises les influences rivales de deux ou plusieurs héros appartenant à des cités différentes. Hérodote raconte à ce sujet une curieuse histoire. Clisthène, tyran de Sicyone, faisant la guerre aux Argiens, voulut s'assurer l'appui efficace d'un héros. Adraste, qui avait un sanctuaire à Sicyone, ne pouvait qu'être hostile à cette ville, puisqu'il était originaire d'Argos. Clisthène imagina donc de chasser le héros argien de son sanctuaire ; mais, avant de mettre ce dessin à exécution, il demanda l'autorisation à Delphes. Cette autorisation lui ayant été refusée, il ne se tint pas pour battu : il envoya chercher à Thèbes l'image du héros Mélanippe qui, pendant sa vie, avait été l'ennemi acharné d'Adraste, et lui consacra une chapelle dans le prytanée de Sicyone. Mélanippe fut plus fort que son rival, et la victoire resta à Clisthène *. "Ainsi, remarque à ce propos M. Alfred Maury, cette rivalité que l'on retrouve au moyen âge entre des villes pour leurs saints, leurs patrons, s'était produite longtemps auparavant entre les cités grecques pour leurs héros nationaux et éponymes"*. Ces croyances, malgré ce qu'elles pouvaient avoir d'étroit et de mesquin, trouvaient leur raison d'être dans un sentiment religieux qu'il nous est facile de comprendre.
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