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CHAPITRE I : CONCEPTION GÉNÉRALE DES HÉROS






    Un exposé complet et détaillé de toutes les fables qui appartiennent à la mythologie héroïque de la Grèce dépasserait de beaucoup les bornes que nous nous sommes tracées dans cet ouvrage. Forcés de nous restreindre et de faire un choix dans le nombre infini de ces légendes, nous nous attacherons de préférence à celles qui ont joui en Grèce du crédit le plus général*, qui ont été mises en oeuvre par les poètes et les artistes, et dont la connaissance est indispensable pour l'interprétation des monuments qui sont restés de la civilisation hellénique.
    Ainsi limitée, notre tâche offre encore plus d'une difficulté. Le premier embarras est celui de l'ordre à introduire dans la matière qui nous occupe et de la classification à y adopter. Au premier abord, il semblerait naturel de rapprocher et de grouper ensemble tous les héros de même nature, c'est-à-dire tous ceux qui doivent leur naissance dans l'imagination primitive aux impressions produites sur les hommes par des phénomènes physiques de même ordre. Mais l'interprétation mythologique est-elle assez avancée pour permettre se suivre une pareille méthode ? Malgré l'exemple donné par M. Cox dans sa Mythologie des nations aryennes, nous ne le pensons pas. Sans doute, on tombe aujourd'hui d'accord que l'histoire n'a rien à voir avec ces récits merveilleux de l'âge héroïque de la Grèce ; ou, si l'on admet qu'une part de réalité a pu se mêler, dans des proportions indéterminées, à ce vaste ensemble légendaire, on est forcé d'avouer que nous ne possédons absolument aucun critérium qui nous permette d'y distinguer l'histoire positive de la fable pure. On convient que la mythologie des héros doit être traitée d'après la même méthode et interprétée à peu près dans le même sens que la mythologie des dieux. Entre les uns et les autres, il n'y a pas, en effet, de différence essentielle, les héros, d'après la théorie généralement admise, n'étant que d'anciens dieux déchus de leur dignité par suite d'accidents divers. Mais, si les mythologues ne sont pas loin de s'entendre sur ces principes généraux, la discorde éclate entre eux, quand ils en viennent à l'interprétation de tel ou tel mythe particulier. Achille qui, pour les uns, est un héros solaire, est, pour d'autres, l'image du fleuve débordé. Il en est de même de plusieurs autres personnages de l'histoire légendaire de la Grèce. Le caractère primitif d'un grand nombre de héros étant encore mal déterminé, il nous a paru utile de renoncer, dans l'exposition de leurs légendes, à un ordre systématique qui, vu l'état actuel de la science, présenterait bien des périls, pour lui substituer un ordre purement factice. Nous classerons donc les légendes héroïques, comme l'ont fait avant nous Gerhard et Preller, d'après les diverses régions de la Grèce d'où chacune d'elle est originaire, ou, pour parler plus exactement, où chacune d'elle a reçu son principal développement. Il ne sera fait exception à cette règle que pour Héraclès : le seul héros qui n'ait pas un caractère exclusivement local et dont la religion nous apparaisse de bonne heure répandue partout.
    Avant d'entrer dans les détails de cette étude, il est nécessaire de définir ce que les Grecs entendaient par les héros. A première vue, rien de plus simple. Un héros, nous dit-on, est un demi-dieu ; et un demi-dieu, d'après les croyances helléniques, est un être qui participe à la fois de la divinité et de l'humanité, puisqu'il doit sa naissance soit à l'union d'un dieu avec une femme mortelle, soit à l'union d'un homme mortel avec une déesse. Cette explication vulgaire contient sans doute une part de vérité ; mais elle est incomplète et, par la suite, inexacte. En réalité, la conception des héros, dont on peut fixer à peu près la date de naissance, qui s'est développée, transformée, altérée avec le temps, ne saurait se ramener à la simplicité d'une formule. Elle embrasse une série d'idées complexes, particulières à la Grèce, qu'il importe de distinguer et de démêler, si nous voulons arriver, sur ce point, à un résultat précis.
    Le mot grec, auquel les étymologistes les plus accrédités attribuent la valeur première du mot vir * a chez Homère une très large signification. Il n'y sert pas seulement à caractériser les princes, les "chefs de peuples" dans les veines desquels coule un sang divin : il s'applique encore souvent aux compagnons de ces chefs, à cette foule de guerriers sans nom dont le poète chante les exploits*. D'une façon générale, ce mot, dans la langue homérique, est une épithète honorifique qui éveille, ensemble ou tour à tour, l'idée de la force et de l'agilité physiques, celle de l'intrépidité et de l'ardeur belliqueuses, celle de la prudence à son plus haut degré, celle encore de l'habileté souveraine en tout genre. Démodocos, le chantre inspiré, est un héros aussi bien qu'Ulysse. Supérieurs au vulgaire par les dons qu'ils tiennent des dieux et de la nature, les héros ne sont cependant pas encore sortis des rangs de l'humanité dont ils partagent l'inévitable condition. Ils meurent : après leur mort, leurs ombres descendent au sein de l'Hadès où elles voltigent dans la prairie d'asphodèles. L'un d'entre eux, il est vrai, Ménélas, n'a point péri à Argos : les immortels l'ont transporté tout vivant aux extrémités de la terre, dans la plaine Elysienne, séjour fortuné qui ne connaît ni les rigueurs de l'hiver ni les tempêtes, qui est sans cesse rafraîchi par le souffle de l'Océan *. Mais cette éternelle félicité assurée à Ménélas est une exception de la faveur des dieux, un privilège unique qui n'appartient à aucun des autres personnages de l'épopée homérique. Si grands que le poète ait conçu ces personnages, si merveilleuse que soit la scène où il nous les montre déployant la force de leurs bras et la vaillance de leurs coeurs, il n'a pas songé à leur assigner un rang à part dans la hiérarchie des êtres ; il n'a fait d'eux que les représentants les plus nobles et les plus glorieux de l'humanité.