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Tout autre est déjà la conception des héros, telle qu'elle s'exprime quelques siècles plus tard dans le poème des Travaux et des Jours. Ils ne sont plus de simples mortels ; ils sont devenus des êtres supérieurs, d'une nature intermédiaire entre celle des dieux et celle des hommes. C'est à la vie puissante que l'épopée leur a communiquée, c'est à l'enchantement qu'avaient exercé sur l'imagination grecque les récits de leurs actions qu'ils doivent sans doute cette demi-apothéose. Comment pourraient-ils se confondre dans le troupeau du vulgaire ? Aux yeux d'Hésiode, l'humanité de son temps était si petite, si médiocre, comparée à cette humanité gigantesque d'autrefois ! Le poète élève donc les héros bien au-dessus de la race commune des mortels ; il leur donne une place dans la série des âges mythiques qui ont précédé le sien ; il les appelle des demi-dieux, hmiqeoi. Tous ces grands guerriers, tombés devant Troie ou devant Thèbes, avaient l'âme plus juste et plus vaillante, dit-il, que les hommes d'aujourd'hui ; ils étaient d'une nature meilleure. Jupiter, dans son équité, n'a pu leur faire le même sort. Ils habitent donc maintenant, loin des dieux et des hommes, aux extrémités de le terre, dans les Iles des Bienheureux, près du cours profond de l'Océan, où, à l'abri de toute douleur, exempts de tout souci, ils mènent une vie de délices*.Ces imaginations, malgré l'autorité d'Hésiode, allaient rester en Grèce à l'état de pures fictions poétiques. L'idée d'un séjour d'élus, d'une sorte de paradis aristocratique réservé à la plus haute classe de l'humanité, ne devait pas faire son chemin dans les croyances populaires*. Qu'importait à la foi grecque l'existence vague de puissances semi-divines, si ces puissances n'avaient aucun rapport avec le monde des vivants, si elles étaient reléguées à une distance où ne pouvaient parvenir ni les offrandes, ni les prières ? Il fallait au sentiment religieux des objets d'adoration plus accessibles et plus présents. Oubliant donc les récits de leurs poètes, les Grecs rapprochèrent le séjour des héros au séjour de l'homme. Ils crurent, selon la tradition homérique, que les héros étaient morts, que la terre avait leurs dépouilles, qu'elle était désormais leur éternelle demeure. Le plus grand d'entre eux, Hercule, est le seul qui ait fait son ascension vers l'Olympe, le seul qui jouisse de la vue et du commerce des dieux. Les autres habitent la retraite commune à tous les êtres qui ont vécu. Un des principaux guerriers du cycle thébain, Amphiaraos, à qui Jupiter a voulu donner l'immortalité, a été englouti, avec son char et ses coursiers, dans le sein de la terre ; c'est là qu'il réside ; c'est de là qu'il fait entendre sa voix à qui vient le consulter*. Un fils du maître des dieux, AEaque, a obtenu après sa mort des honneurs singuliers : il est dans les enfers l'assesseur de Pluton et de Perséphone ; mais son immortalité est enfermée dans les limites du monde souterrain.
C'est dans cette région de la mort que la dévotion populaire alla chercher les héros, et les pratiques de leur culte rappelèrent celles qui s'adressaient aux divinités chthoniennes. On leur sacrifiait, non au lever de l'aurore comme pour les Olympiens, mais vers le soir, à l'heure ou le soleil descend dans les sombres demeures. La victime qu'on leur offrait était tournée du côté de l'occident. Leur autel était un autel bas, à peine élevé au-dessus du sol, près d'une fosse où l'on jetait la tête de l'animal immolé*.Quand le sacrifice avait lieu sur le tombeau même du héros, une couverture ménagée dans cette construction laissait pénétrer le sang de la victime, à travers la terre, jusqu'au lieu où séjournait l'être puissant et impérissable dont on voulait concilier la protection*. Les héros n'étaient ainsi, aux yeux des Grecs, que les plus illustres morts des anciens âges, et le culte qu'ils leur rendaient était, avec plus de pompe, analogue à celui dont chaque famille avait toujours honoré ses défunts. Si l'on était persuadé que le parent dont on pleurait la perte n'avait point péri tout entier, que son ombre vivait encore dans le tombeau d'où elle pouvait entendre les invocations et les prières des siens ; si, à certains jours solennels la famille assemblée versait à la place où il avait été enseveli des libations qui pénétraient jusqu'à lui ; si elle y déposait des offrandes et des mets funèbres destinés à entretenir la vie défaillante qui lui restait, comment la piété grecque, par des hommages encore plus éclatants, n'eut-elle pas cherché à entrer en communication avec ces princes des morts, dont la vie merveilleuse avait laissé des souvenirs indestructibles dans la mémoire humaine, et qui, descendus sous la terre, y conservaient encore, avec leur stature gigantesque, le souffle puissant dont ils avaient été jadis animés ? La vie des héros dans la tombe n'est pas en effet ce semblant d'existence pâle et décoloré qui est celui des ombres : c'est une vie pleine, éclatante. Ils sont là plus forts, plus brillants que jamais, revêtus de la gloire nouvelle que leur ont faite la volonté des dieux et les hommages des hommes. Quand ils sortent de leur retraite pour se révéler aux regards des mortels, leur apparition éblouit. Les marins qui voyageaient dans le Pont-Euxin, arrivés près des bouches de l'Ister, à l'endroit où était le tombeau et le temple d'Achille, virent plus d'une fois, dit-on, le héros lui-même, sous la forme d'un jeune homme à la céleste beauté, à la chevelure blonde, paré d'une armure d'or et dansant sous ses armes ; d'autres l'entendirent chanter un péan de victoire. Les habitants de la Troade racontaient qu'Hector habitait encore leur contrée, qu'on le voyait souvent, à la tombée de la nuit, courant sur l'ancien théâtre de ses exploits et lançant des éclairs qui illuminaient la plaine. Le philosophe Maxime de Tyr, qui avoue n'avoir jamais vu ni Achille ni Hector, nous assure en revanche que sur mer il a plus d'une fois aperçu les Dioscures dirigeant, à travers les vagues, son navire battu par la tempête ; il prétend avoir vu, tout éveillé, Asclépios et Héraclès *. La croyance aux apparitions des héros était donc autre chose encore qu'une superstition du vulgaire.
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