Henri-Louis Fernoux (Université de Bourgogne), "Le voyage intellectuel en Asie Mineure au IIe siècle après J.-C".

    Le voyage intellectuel avec son corollaire, l'apogée du phénomène urbain, constitue l'un des aspects les plus évidents de la prospérité des régions de l'Asie Mineure à l'époque antonine. La Bithynie en est une illustration exemplaire.
    A la veille du Principat, la région du Pont-Euxin n'offrait aucune unité tangible, faute d'une politique attentive et soutenue de la part de Rome. Depuis les guerres mithridatiques, le phénomène de la piraterie avait pris des proportions inquiétantes au point d'interrompre une bonne partie des relations économiques qui avaient assuré la richesse d'une cité comme Héraclée du Pont au cours de la période hellénistique. Le règne d'Auguste marqua une rupture stratégique nette avec cette période, et dans le courant du Ier siècle après J.-C, les frontières de la Bythinie furent dorénavant au contact d'autres régions elles aussi soumises à l'autorité centralisatrice de Rome. Deux phénomènes illustrent cette tendance favorable aux voyages, l'extension considérable du réseau routier vers les zones de l'intérieur notamment et le développement d'une présence militaire sécurisante aux endroits jugés stratégiques. La conséquence la plus sensible fut l'épanouissement des centres urbains surtout au IIe siècle, chaque cité - jusqu'aux plus modestes - accueillant des centres d'étude au rayonnement régional non négligeable.
    Dans un monde où les frontières politiques étaient désormais abolies et où la cité ne constituait plus un horizon indépassable, les occasions de voyager se multiplièrent avec l'émergence d'autres centres de pouvoir et la constitution de nouvelles élites inter-provinciales. On voyageait autant pour recevoir une éducation poussée dans les matières de la rhétorique ou de la grammaire que pour son agrément personnel en intégrant un cercle intellectuel qui avait son centre dans une autre région d'Asie Mineure ou de Grèce. Des raisons professionnelles entraient aussi en ligne de compte. Toutes considérations qui font que la durée des voyages varia considérablement, de quelques jours à quelques années. Le cas extrême est celui de l'exil, dont Dion de Pruse fit l'expérience à la fin du règne de Domitien.
    Ces voyages ont eu une incidence très forte sur le statut des élites bithyniennes, proportionnellement à la durée de leurs absences et suivant la nature des conditions dans lesquelles ces dernières intervinrent. Souvent plus proches du pouvoir impérial ou bannis par lui, quand il versait dans la tyrannie, ces privilégiés, chez lesquels une absence plus ou moins longue développait une vive nostalgie de la terre natale mais aussi un regard critique sur les petitesses de la vie sociale locale, détenaient désormais un prestige et une autorité nouvelle, dont leurs concitoyens désiraient profiter.
    De ce point de vue, le voyage n'est pas un phénomène sociologique mineur. Il entre pour une part essentielle dans la genèse de ce qu'on appelle une élite intellectuelle.