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LE ROI DES MONTAGNES. CHAPITRE II : PHOTINI






    - Brutta carogna ! cria Giacomo en frappant un coup qui ébranla la maison comme un tremblement de terre. Si jamais il me tombe sous la main, je lui servirai une rançon de dix mille coups de poing qui lui permettra de se retirer des affaires.
    - Moi, dit le petit Lobster avec son sourire tranquille, je ne demande qu'à le rencontrer à cinquante pas de mon revolver. Et vous, oncle John ? "Harris sifflait entre ses dents un petit air américain, aigu comme une lame de stylet. "en croirai-je mes oreilles ? Ajouta de sa voix flûtée le bon M. Mérinay, mortel harmonieux. Est-il possible que de telles horreurs se commettent dans un siècle comme le nôtre ! Je sais bien que la société pour la moralisation des malfaiteurs n'a pas encore établi de succursales dans ce royaume ; mais en attendant n'avez-vous pas une gendarmerie ?
    - Certainement, reprit Christodule : 50 officiers, 152 brigadiers et 1250 gendarmes, dont 150 à cheval. C'est la meilleure troupe du royaume, après celle d'Hadgi-Stavros.
    - Ce qui m'étonne, dis-je à mon tour, c'est que la fille du vieux coquin l'ait laissé faire.
    - Elle n'est pas avec lui.
    - À la bonne heure ! Où est-elle ?
    - En pension.
    - À Athènes ?
    - Vous m'en demandez trop : je n'en sais pas si long. Toujours est-il que celui qui l'épousera fera un beau mariage.
    - Oui, dit Harris. On assure également que la fille de Calcraft n'est pas un mauvais parti.
    - qu'est-ce que Calcraft ?
    - Le bourreau de Londres. "à ce mot, Dimitri, le fils de Christodule, rougit jusqu'aux oreilles. "pardon, monsieur, dit-il à John Harris, il y a une grande différence entre un bourreau et un brigand. Le métier de bourreau est infâme ; la profession de brigand est honorée. Le gouvernement est obligé de garder le bourreau d'Athènes au fort Palamède, sans quoi il serait assassiné ; tandis que personne ne veut de mal à Hadgi-Stavros, et que les plus honnêtes gens du royaume seraient fiers de lui donner la main. "Harris ouvrait la bouche pour répliquer, lorsque la sonnette de la boutique retentit. C'était la servante qui rentrait avec une jeune fille de quinze à seize ans, habillée comme la dernière gravure du journal des modes. Dimitri se leva en disant : "c'est Photini !
    - Messieurs, dit le pâtissier, parlons d'autre chose, s'il vous plaît. Les histoires de brigands ne sont pas faites pour les demoiselles. "Christodule nous présenta Photini comme la fille d'un de ses compagnons d'armes, le colonel Jean, commandant de place à Nauplie. Elle s'appelait donc Photini fille de Jean, suivant l'usage du pays, où il n'y a pas, à proprement parler, de noms de famille.
    La jeune athénienne était laide, comme les neuf dixièmes des filles d'Athènes. Elle avait de jolies dents et de beaux cheveux, mais c'était tout. Sa taille épaisse semblait mal à l'aise dans un corset de Paris. Ses pieds arrondis en fore de fers à repasser devaient souffrir le supplice : ils étaient faits pour se traîner dans des babouches, et non pour se serrer dans des bottines de Meyer. Sa face rappelait si peu le type grec, qu'elle manquait absolument de profil. Elle était plate, comme si une nourrice imprudente avait commis la faute de s'asseoir sur la figure de l'enfant. La toilette ne va pas à toutes les femmes : elle donnait presque un ridicule à la pauvre Photini. Sa robe à volants soulevée par une puissante crinoline faisait ressortir la gaucherie de sa personne et la maladresse de ses mouvements. Les bijoux du Palais-royal dont elle était émaillée semblaient autant de points d'exclamation destinés à signaler les imperfections de son corps. Vous auriez dit une grosse et courte servante qui s'est endimanchée dans la garde-robe de sa maîtresse. Aucun de nous ne s'étonna que la fille d'un simple colonel fût si chèrement habillée pour passer son dimanche dans la maison d'un pâtissier. Nous connaissions assez le pays pour savoir que la toilette est la plaie la plus incurable de la société grecque. Les filles de la campagne font percer des pièces d'argent, les cousent ensemble en forme de casque et s'en coiffent aux jours de gala. Elles portent leur dot sur la tête. Les filles de la ville la dépensent chez les marchands, et la portent sur tout le corps. Photini était en pension à l'hétairie. C'est, comme vous savez, une maison d'éducation établie sur le modèle de la légion d'honneur, mais régie par des lois plus larges et plus tolérantes. On y élève non seulement les filles des soldats, mais quelquefois aussi les héritières des brigands. La fille du colonel Jean savait un peu de français et d'anglais ; mais sa timidité ne lui permettait pas de briller dans la conversation. J'ai su plus tard que sa famille comptait sur nous pour la perfectionner dans les langues étrangères. Son père, ayant appris que Christodule hébergeait des européens honnêtes et instruits, avait prié le pâtissier de la faire sortir tous les dimanches et de lui servir de correspondant. Ce marché paraissait agréer à Christodule, et surtout à son fils Dimitri. Le jeune domestique de place dévorait des yeux la pauvre pensionnaire, qui ne s'en apercevait pas. Nous avions fait le projet d'aller tous ensemble à la musique. C'est un beau spectacle, que les athéniens se donnent à eux-mêmes tous les dimanches. Le peuple entier se rend, en grands atours, dans un champ de poussière, pour entendre des valses et des quadrilles joués par une musique de régiment. Les pauvres y vont à pied, les riches en voiture, les élégants à cheval. La cour n'y manquerait pas pour un empire. Après le dernier quadrille chacun retourne chez soi, l'habit poudreux, le coeur content, et l'on dit : "nous nous sommes bien amusés. "il est certain que Photini comptait se montrer à la musique, et son admirateur Dimitri n'était pas fâché d'y paraître avec elle ; car il portait une redingote neuve qu'il avait achetée toute faite au dépôt de la belle jardinière. malheureusement la pluie se mit à tomber si dru, qu'il fallut rester à la maison. Pour tuer le temps, Maroula nous offrit de jouer des bonbons : c'est un divertissement à la mode dans la société moyenne. Elle prit un bocal dans la boutique, et distribua à chacun de nous une poignée de bonbons indigènes, au girofle, à l'anis, au poivre et à la chicorée. Là-dessus, on donna les cartes, et le premier qui savait en rassembler neuf de la même couleur recevait trois dragées de chacun de ses adversaires. Le maltais Giacomo témoigna, par son attention soutenue, que le gain ne lui était pas indifférent. Le hasard se déclara pour lui : il fit une fortune, et nous le vîmes engloutir sept ou huit poignées de bonbons qui s'étaient promenés dans les mains de tout le monde et de M. Mérinay. Moi, qui prenais moins d'intérêt à la partie, je concentrai mon attention sur un phénomène curieux qui se produisait à ma gauche. Tandis que les regards du jeune athénien venaient se briser un à un contre l'indifférence de Photini, Harris, qui ne la regardait pas, l'attirait à lui par une force invisible. Il tenait ses cartes d'un air passablement distrait, bâillait de temps en temps avec une candeur américaine, ou sifflait yankee doodle, sans respect pour la compagnie. Je crois que le récit de Christodule l'avait frappé, et que son esprit trottait dans la montagne à la poursuite d'Hadgi-Stavros. Dans tous les cas, s'il pensait à quelque chose, ce n'était assurément pas à l'amour. Peut-être la jeune fille n'y songeait-elle pas non plus, car les femmes grecques ont presque toutes au fond du coeur un bon pavé d'indifférence. Cependant elle regardait mon ami John comme une alouette regarde un miroir. Elle ne le connaissait pas ; elle ne savait rien de lui, ni son nom, ni son pays, ni sa fortune. Elle ne l'avait point entendu parler, et quand même elle l'aurait entendu, elle n'était certainement pas apte à juger s'il avait de l'esprit. Elle le voyait très beau, et c'était assez. Les grecs d'autrefois adoraient la beauté ; c'est le seul de leurs dieux qui n'ait jamais eu d'athées. Les grecques d'aujourd'hui, malgré la décadence, savent encore distinguer un apollon d'un magot. On trouve dans le recueil de M. Fauriel une petite chanson qui peut se traduire ainsi : "Jeunes garçons, voulez-vous savoir ; jeunes filles, voulez-vous apprendre comment l'amour entre chez nous ? Il entre par les yeux ; des yeux il descend dans le coeur, et dans le coeur il prend racine. "décidément, Photini savait la chanson ; car elle ouvrait de grands yeux pour que l'amour pût y entrer sans se baisser. La pluie ne se lassait pas de tomber, ni Dimitri de lorgner la jeune fille, ni la jeune fille de regarder Harris, ni Giacomo de croquer des bonbons, ni M. Mérinay de raconter au petit Lobster un chapitre d'histoire ancienne, qu'il n'écoutait pas. à huit heures, Maroula mit le couvert pour le souper. Photini fut placée entre Dimitri et moi, qui ne tirais pas à conséquence. Elle causa peu et ne mangea rien. Au dessert, quand la servante parla de la reconduire, elle fit un effort visible et me dit à l'oreille : "M. Harris est-il marié ? "je pris plaisir à l'embarrasser un peu, et je répondis : "oui, mademoiselle ; il a épousé la veuve des doges de Venise.
    - Est-il possible ! Quel âge a-t-elle ?
    - Elle est vieille comme le monde, et éternelle comme lui.
    - Ne vous moquez pas de moi ; je suis une pauvre fille, et je ne comprends pas vos plaisanteries d'Europe.
    - En autres termes, mademoiselle, il a épousé la mer ; c'est lui qui commande le stationnaire américain the fancy. "elle me remercia avec un tel rayonnement de joie, que sa laideur en fut éclipsée, et que je la trouvai jolie pendant une seconde au moins.