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LE ROI DES MONTAGNES. CHAPITRE II : PHOTINI






    En 1853, il était l'associé d'une maison de Philadelphie. Son neveu, qui avait alors dix-sept ans, va lui faire une visite. Il le trouve sur la place Washington, debout, les mains dans les poches, devant une maison qui brûle. William lui frappe sur l'épaule ; il se retourne. "c'est toi ? Dit-il. Bonjour, Bill ; tu arrives mal, mon enfant. Voici un incendie qui me ruine ; j'avais quarante mille dollars dans la maison ; nous ne sauverons pas une allumette.
    - Que vas-tu faire ? Demanda l'enfant atterré.
    - Ce que je vais faire ? Il est onze heures, j'ai faim, il me reste un peu d'or dans mon gousset ; je vais t'offrir à déjeuner ! "Harris est un des hommes les plus sveltes et les plus élégants que j'aie jamais rencontrés. Il a l'air mâle, le front haut, l'oeil limpide et fier. Ces américains ne sont jamais ni chétifs ni difformes, et savez-vous pourquoi ? C'est qu'ils n'étouffent pas dans les langes d'une civilisation étroite. Leur esprit et leur corps se développent à l'aise ; ils ont pour école le grand air, pour maître l'exercice, pour nourrice la liberté. Je n'ai jamais pu faire grand cas de M. Mérinay ; j'examinais Giacom Fondi avec la curiosité indifférente qu'on apporte dans une ménagerie d'animaux exotiques ; le petit Lobster m'inspirait un intérêt médiocre ; mais j'avais de l'amitié pour Harris. Sa figure ouverte, ses manières simples, sa rudesse qui n'excluait pas la douceur, son caractère emporté et cependant chevaleresque, les bizarreries de son humeur, la fougue de ses sentiments, tout cela m'attirait d'autant plus vivement que je ne suis ni fougueux ni passionné. Nous aimons autour de nous ce que nous ne trouvons pas en nous. Giacomo s'habillait de blanc parce qu'il était noir ; j'adore les Américains parce que je suis Allemand. Pour ce qui est des grecs, je les connaissais fort peu après quatre mois de séjour en Grèce. Rien n'est plus facile que de vivre dans Athènes sans se frotter aux naturels du pays. Je n'allais pas au café, je ne lisais ni la pandore, ni la minerve, ni aucun journal du cru ; je ne fréquentais pas le théâtre, parce que j'ai l'oreille délicate et qu'une fausse note m'offense plus cruellement qu'un coup de poing : je vivais à la maison avec mes hôtes, mon herbier et John Harris. J'aurais pu me faire présenter au palais, grâce à mon passeport diplomatique et à mon titre officiel. J'avais remis ma carte chez le maître des cérémonies et chez la grande maîtresse, et je pouvais compter sur une invitation au premier bal de la cour. Je tenais en réserve pour cette circonstance un bel habit rouge brodé d'argent que ma tante Rosenthaler m'avait apporté la veille de mon départ. C'était l'uniforme de feu son mari, préparateur d'histoire naturelle à l'institut philomathique de Minden. Ma bonne tante, femme de grand sens, savait qu'un uniforme est bien reçu dans tout pays, surtout lorsqu'il est rouge. Mon frère aîné fit observer que j'étais plus grand que mon oncle, et que les manches de son habit n'arrivaient pas tout à fait au bout de mes bras ; mais papa répliqua vivement que la broderie d'argent éblouirait tout le monde, et que les princesses n'y regarderaient pas de si près. Malheureusement la cour ne dansa pas de toute la saison. Les plaisirs de l'hiver furent la floraison des amandiers, des pêchers et des citronniers. On parlait vaguement d'un grand bal pour le 15 mai ; c'était un bruit de ville, accrédité par quelques journaux semi-officiels ; mais il n'y fallait pas compter. Mes études marchaient comme mes plaisirs, au petit pas. Je connaissais à fond le jardin botanique d'Athènes, qui n'est ni très beau ni très riche : c'est un sac qu'on a bientôt vidé. Le jardin royal offrait plus de ressources : un français intelligent y a rassemblé toutes les richesses végétales du pays, depuis les palmiers des îles jusqu'aux saxifrages du cap Sunium. J'ai passé là de bonnes journées au milieu des plantations de M. Bareaud. Le jardin n'est public qu'à certaines heures ; mais je parlais grec aux sentinelles, et pour l'amour du grec on me laissait entrer. M. Bareaud ne s'ennuyait pas avec moi ; il me promenait partout pour le plaisir de parler botanique et de parler français. En son absence, j'allais chercher un grand jardinier maigre aux cheveux écarlates, et je le questionnais en allemand : il est bon d'être polyglotte. J'herborisais tous les jours un peu dans la campagne, mais jamais aussi loin que je l'aurais voulu : les brigands campaient autour d'Athènes. Je ne suis pas poltron, et la suite de ce récit vous le prouvera, mais je tiens à la vie. C'est un présent que j'ai reçu de mes parents ; je veux le conserver le plus longtemps possible, en souvenir de mon père et de ma mère. Au mois d'avril 1856, il était dangereux de sortir de la ville ; il y avait même de l'imprudence à y demeurer. Je ne m'aventurais pas sur le versant du Lycabète sans penser à cette pauvre Mme Daraud qui y fut dévalisée en plein midi. Les collines de Daphné me rappelaient la captivité des deux officiers français. Sur la route du Pirée, je songeais involontairement à cette bande de voleurs qui se promenait en six fiacres comme une noce, et qui fusillait les passants à travers les portières. Le chemin du Pentélique me rappelait l'arrestation de la duchesse de Plaisance ou l'histoire toute récente de Harris et de Lobster. Ils revenaient de la promenade sur deux chevaux persans appartenant à Harris : ils tombent dans une embuscade. Deux brigands, le pistolet au poing, les arrêtent au milieu d'un pont. Ils regardent autour d'eux et voient à leurs pieds, dans le ravin, une douzaine de coquins armés jusqu'aux dents qui gardaient cinquante ou soixante prisonniers. Tout ce qui avait passé par là depuis le lever du soleil avait été dépouillé, puis garrotté, pour que personne ne courût donner l'alarme. Harris était sans armes comme son neveu. Il lui dit en anglais : "Jetons notre argent ; on ne se fait pas tuer pour vingt dollars. "les brigands ramassent les écus sans quitter la bride des chevaux : puis ils montrent le ravin et font signe qu'il y faut descendre. Pour le coup, Harris perd patience : il lui répugne d'être lié ; il n'est pas du bois dont on fait les fagots. Il jette un regard au petit Lobster, et au même instant deux coups de poing parallèles s'abattent comme deux boulets ramés sur la tête des deux brigands. L'adversaire de William roule à la renverse en déchargeant son pistolet ; celui de Harris, lancé plus rudement, passe par-dessus le parapet et va tomber au milieu de ses camarades. Harris et Lobster étaient déjà loin, éventrant leurs montures à coups d'éperons. La bande se lève comme un seul homme et fait feu de toutes ses armes. Les chevaux sont tués, les cavaliers se dégagent, jouent des jambes et viennent avertir la gendarmerie, qui se mit en route le surlendemain de bon matin. Notre excellent Christodule apprit avec un vrai chagrin la mort des deux chevaux ; mais il ne trouva pas une parole de blâme pour les meurtriers. "que voulez-vous ? Disait-il avec une charmante bonhomie : c'est leur état. "tous les grecs sont un peu de l'avis de notre hôte. Ce n'est pas que les brigands épargnent leurs compatriotes et réservent leurs rigueurs pour les étrangers ; mais un grec dépouillé par ses frères se dit avec une certaine résignation que son argent ne sort pas de la famille. La population se voit piller par les brigands comme une femme du peuple se sent battre par son mari, en admirant comme il frappe bien. Les moralistes indigènes se plaignent de tous les excès commis dans la campagne, comme un père déplore les fredaines de son fils. On le gronde tout haut, on l'aime tout bas ; on serait bien fâché qu'il ressemblât au fils du voisin, qui n'a jamais fait parler de lui. C'est un fait tellement vrai, qu'à l'époque de mon arrivée, le héros d'Athènes était précisément le fléau de l'Attique. Dans les salons et dans les cafés, chez les barbiers où se réunit le petit peuple, chez les pharmaciens où s'assemble la bourgeoisie, dans les rues bourbeuses du bazar, au carrefour poudreux de la belle-Grèce, au théâtre, à la musique du dimanche et sur la route de Pâtissia, on ne parlait que du grand Hadgi-Stavros, on ne jurait que par Hadgi-Stavros ; Hadgi-Stavros l'invincible, Hadgi-Stavros l'effroi des gendarmes, Hadgi-Stavros le roi des montagnes ! On aurait pu faire (dieu me pardonne !) les litanies d'Hadgi-Stavros. Un dimanche que John Harris dînait avec nous, c'était peu de temps après son aventure, je mis le bon Christodule sur le chapitre d'Hadgi-Stavros. Notre hôte l'avait beaucoup fréquenté autrefois, pendant la guerre de l'indépendance, dans un temps où le brigandage était moins discuté qu'aujourd'hui. Il vida son verre de vin de Santorin, lustra sa moustache grise et commença un long récit entrecoupé de quelques soupirs. Il nous apprit que Stavros était le fils d'un papas ou prêtre de l'île de Tino. Il naquit, dieu sait en quelle année : les grecs du bon temps ne connaissent pas leur âge, car les registres de l'état civil sont une invention de la décadence. Son père, qui le destinait à l'église, lui fit apprendre à lire. Vers l'âge de vingt ans, il fit le voyage de Jérusalem et ajouta à son nom le titre de Hadgi, qui veut dire pèlerin. Hadgi-Stavros, en rentrant au pays, fut pris par un pirate. Le vainqueur lui trouva des dispositions, et de prisonnier le fit matelot. C'est ainsi qu'il commença à guerroyer contre les navires turcs, et généralement contre tous ceux qui n'avaient pas de canons à bord. Au bout de quelques années de service, il s'ennuya de travailler pour les autres et résolut de s'établir à son compte. Il n'avait ni bateau, ni argent pour en acheter un ; force lui fut d'exercer la piraterie à terre. Le soulèvement des grecs contre la Turquie lui permit de pêcher en eau trouble. Il ne sut jamais bien exactement s'il était brigand ou insurgé, ni s'il commandait à des voleurs ou à des partisans. Sa haine pour les turcs ne l'aveuglait pas à ce point qu'il passât près d'un village grec sans le voir et le fouiller. Tout argent lui était bon, qu'il vînt des amis ou des ennemis, du vol simple ou du glorieux pillage. Une si sage impartialité augmenta rapidement sa fortune.