Bandeau









1 2 3 4







LE ROI DES MONTAGNES. CHAPITRE II : PHOTINI






    Les bergers accoururent sous son drapeau, lorsqu'on sut qu'il y avait gros à gagner avec lui : sa réputation lui fit une armée. Les puissances protectrices de l'insurrection eurent connaissance de ses exploits, mais non de ses économies ; en ce temps-là, on voyait tout en beau. Lord Byron lui dédia une ode, les poètes et les rhéteurs de Paris le comparèrent à Épaminondas et même à ce pauvre Aristide. On broda pour lui des drapeaux au faubourg Saint-Germain ; on lui envoya des subsides. Il reçut de l'argent de France, il en reçut d'Angleterre et de Russie ; je ne voudrais pas jurer qu'il n'en a jamais reçu de Turquie : c'était un vrai pallicare ! à la fin de la guerre, il se vit assiégé, avec les autres chefs, dans l'acropole d'Athènes. Il logeait aux propylées, entre Margaritis et Lygandas, et chacun d'eux gardait ses trésors au chevet de son lit. Par une belle nuit d'été, le toit tomba si adroitement qu'il écrasa tout le monde, excepté Hadgi-Stavros, qui fumait son narghilé au grand air. Il recueillit l'héritage de ses compagnons, et chacun pensa qu'il l'avait bien gagné. Mais un malheur qu'il ne prévoyait pas vint arrêter le cours de ses succès : la paix se fit. Hadgi-Stavros, retiré à la campagne avec son argent, assistait à un étrange spectacle. Les puissances qui avaient mis la Grèce en liberté essayaient de fonder un royaume. Des mots mal sonnants venaient bourdonner autour des oreilles velues du vieux pallicare ; on parlait de gouvernement, d'armée, d'ordre public. On le fit bien rire en lui annonçant que ses propriétés étaient comprises dans une sous-préfecture. Mais lorsque l'employé du fisc se présenta chez lui pour toucher les impôts de l'année, il devint sérieux. Il jeta le percepteur à la porte, non sans l'avoir soulagé de tout l'argent qu'il avait sur lui. La justice lui chercha querelle ; il reprit le chemin des montagnes. Aussi bien, il s'ennuyait dans sa maison. Il comprenait jusqu'à un certain point qu'on eût un toit, mais à condition de dormir dessus. Ses anciens compagnons d'armes étaient dispersés par tout le royaume. L'état leur avait donné des terres ; ils les cultivaient en rechignant, et mangeaient du bout des dents le pain amer du travail. Lorsqu'ils apprirent que le chef était brouillé avec la loi, ils vendirent leurs champs et coururent le rejoindre. Quant à lui, il se contenta d'affermer ses biens : il a des qualités d'administrateur. La paix et l'oisiveté l'avaient rendu malade. L'air des montagnes le ragaillardit si bien, qu'en 1846 il songea au mariage. Il avait assurément passé la cinquantaine, mais les hommes de cette trempe n'ont rien à démêler avec la vieillesse ; la mort même y regarde à deux fois avant de les entreprendre. Il épousa une riche héritière, d'une des meilleures familles de Laconie, et devint ainsi l'allié des plus grands personnages du royaume. Sa femme le suivit partout, lui donna une fille, prit les fièvres et mourut. Il éleva son enfant lui-même, avec des soins presque maternels. Lorsqu'il faisait sauter la petite sur ses genoux, les brigands ses compagnons lui disaient en riant : "il ne te manque que du lait. "l'amour paternel donna un nouveau ressort à son esprit. Pour amasser à sa fille une dot royale, il étudia la question d'argent, sur laquelle il avait eu des idées trop primitives. Au lieu d'entasser ses écus dans des coffres, il les plaça. Il apprit les tours et les détours de la spéculation ; il suivit le cours des fonds publics en Grèce et à l'étranger. On prétend même que, frappé des avantages de la commandite, il eut l'idée de mettre le brigandage en actions. Il a fait plusieurs voyages en Europe, sous la conduite d'un grec de Marseille qui lui servait d'interprète. Pendant son séjour en Angleterre, il assista à une élection dans je ne sais quel bourg pourri du Yorkshire : ce beau spectacle lui inspira des réflexions profondes sur le gouvernement constitutionnel et ses profits. Il revint décidé à exploiter les institutions de sa patrie et à s'en faire un revenu. Il brûla bon nombre de villages pour le service de l'opposition ; il en détruisit quelques autres dans l'intérêt du parti conservateur. Lorsqu'on voulait renverser un ministère, on n'avait qu'à s'adresser à lui : il prouvait par des arguments irréfutables que la police était mal faite, et qu'on n'obtiendrait un peu de sécurité qu'en changeant le cabinet. Mais en revanche il donna de rudes leçons aux ennemis de l'ordre en les punissant par où ils avaient péché. Ses talents politiques se firent si bien connaître que tous les partis le tenaient en haute estime. Ses conseils, en matière d'élection, étaient presque toujours suivis ; si bien que, contrairement au principe du gouvernement représentatif, qui veut qu'un seul député exprime la volonté de plusieurs hommes, il était représenté, lui sel, par une trentaine de députés. Un ministre intelligent, le célèbre Rhalettis, s'avisa qu'un homme qui touchait si souvent aux ressorts du gouvernement finirait peut-être par déranger la machine. Il entreprit de lui lier les mains par un fil d'or. Il lui donna rendez-vous à Carvati, entre l'Hymette et le Pentélique, dans la maison de campagne d'un consul étranger. Hadgi-Stavros y vint, sans escorte et sans armes. Le ministre et le brigand, qui se connaissaient de longue date, déjeunèrent ensemble comme deux vieux amis. Au dessert, Rhalettis lui offrit amnistie pleine et entière pour lui et les siens, un brevet de général de division, le titre de sénateur et dix mille hectares de forêts en toute propriété. Le pallicare hésita quelque temps, et finit par répondre non. "J'aurais peut-être accepté il y a vingt ans, dit-il, mais aujourd'hui je suis trop vieux. Je ne peux pas, à mon âge, changer ma manière de vivre. La poussière d'Athènes ne me vaut rien ; je dormirais au sénat, et si tu me donnais des soldats à commander, je serais capable de décharger mes pistolets sur leurs uniformes, par la force de l'habitude. Retourne donc à tes affaires et laisse-moi vaquer aux miennes. "Rhalettis ne se tint pas pour battu. Il essaya d'éclairer le brigand sur l'infamie du métier qu'il exerçait. Hadgi-Stavros se mit à rire et lui dit avec une aimable cordialité : "compère ! Le jour où nous écrirons nos péchés, lequel de nous deux aura la liste la plus longue ?
    - Songe enfin, ajouta le ministre, que tu ne saurais échapper à ta destinée : tu mourras un jour ou l'autre de mort violente.
    - Allah kerim ! Répondit-il en turc. Ni toi ni moi n'avons lu dans les étoiles. Mais j'ai du moins un avantage : c'est que mes ennemis portent un uniforme et je les reconnais de loin. Tu ne peux pas en dire autant des tiens. Adieu, frère. "six mois après, le ministre mourut assassiné par ses ennemis politiques ; le brigand vit encore. Notre hôte ne nous raconta pas tous les exploits de son héros : la journée n'y aurait pas suffi. Il se contenta d'énumérer les plus remarquables. Je ne crois pas qu'en aucun pays les émules d'Hadgi-Stavros aient jamais rien fait de plus artistique que l'arrestation du Niebuhr. c'est un vapeur du Lloyd autrichien que le pallicare a dévalisé à terre, sur les onze heures du matin. Le Niebuhr venait de Constantinople : il déposa sa cargaison et ses passagers à Calamaki, à l'orient de l'isthme de Corinthe. Quatre fourgons et deux omnibus prirent les passagers et les marchandises pour les transporter de l'autre côté de l'isthme, au petit port de Loutraki, où un autre bateau les attendait. Il attendit longtemps. Hadgi-Stavros, en plein jour, sur une belle route, en pays plat et déboisé, enleva les marchandises, les bagages, l'argent des voyageurs et les munitions des gendarmes qui escortaient le convoi. "ce fut une journée de deux cent cinquante mille francs ! "nous dit Christodule avec une nuance d'envie. On a beaucoup parlé des cruautés d'Hadgi-Stavros. Son ami Christodule nous prouva qu'il ne faisait pas le mal par plaisir. C'est un homme sobre et qui ne s'enivre de rien, pas même de sang. S'il lui arrive de chauffer un peu trop fort les pieds d'un riche paysan, c'est pour savoir où le ladre a caché ses écus. En général, il traite avec douceur les prisonniers dont il espère une rançon. Dans l'été de 1854, il descendit un soir ave sa bande chez un gros marchand de l'île d'Eubée, M. Voïdi. Il trouva la famille assemblée, plus un vieux juge au tribunal de Chalcis, qui faisait sa partie de cartes avec le maître de la maison. Hadgi-Stavros offrit au magistrat de lui jouer sa liberté : il perdit et s'exécuta de bonne grâce. Il emmena M. Voïdi, sa fille et son fils ; il lassa la femme pour qu'elle pût s'occuper de la rançon. Le jour de l'enlèvement, le marchand avait la goutte, sa fille avait la fièvre, le petit garçon était pâle et boursouflé. Ils revinrent deux mois après, tous guéris par l'exercice, le grand air et les bons traitements. Toute une famille recouvra la santé pour cinquante mille francs : était-ce payé trop cher ? "je confesse, ajouta Christodule, que notre ami est sans pitié pour les mauvais payeurs. Lorsqu'une rançon n'est pas soldée à l'échéance, il tue ses prisonniers avec une exactitude commerciale : c'est sa façon de protester les billets. Quelle que soit mon admiration pour lui et l'amitié qui unit nos deux familles, je ne lui ai pas encore pardonné le meurtre des deux petites filles de Mistra. C'était deux jumelles de quatorze ans, jolies comme deux petites statues de marbre, fiancées toutes deux à des jeunes gens de Léondari. Elles se ressemblaient si exactement, qu'en les voyant ensemble on croyait y voir double et l'on se frottait les yeux. Un matin, elles allaient vendre des cocons à la filature ; elles portaient ensemble un grand panier, et elles couraient légèrement sur la route comme deux colombes attelées au même char. Hadgi-Stavros les emmena dans la montagne et écrivit à leur mère qu'il les rendrait pour dix mille francs, payables à la fin du mois. La mère était une veuve aisée, propriétaire de beaux mûriers, mais pauvre d'argent comptant, comme nous sommes tous. Elle emprunta sur ses biens, ce qui n'est jamais facile, même à vingt pour cent d'intérêt. Il lui fallut six semaines et plus pour réunir la somme. Lorsqu'elle eut enfin l'agent, elle le chargea sur un mulet et partit à pied pour le camp d'Hadgi-Stavros. Mais en entrant dans la grande langada du Taygète, à l'endroit où l'on trouve sept fontaines sous un platane, le mulet qui marchait devant s'arrêta net et refusa de faire un pas. Alors la pauvre mère vit sur le bord du chemin ses petites filles. Elles avaient le cou coupé jusqu'à l'os, et ces jolies têtes ne tenaient presque plus au corps. Elle prit les deux pauvres créatures, les chargea elle-même sur le mulet et les ramena à Mistra. Elle ne put jamais pleurer : aussi elle devint folle et mourut. Je sais qu'Hadgi-Stavros a regretté ce qu'il avait fait : il croyait que la veuve était plus riche et qu'elle ne voulait pas payer. Il avait tué les deux enfants pour l'exemple. Il est certain que depuis ce temps-là ses recouvrements se sont toujours bien faits, et que personne n'a plus osé le faire attendre.