Pour le XIXème siècle allemand, Démosthène fut le modèle de l'homme politique à contre-courant de "l'esprit du temps" incarné par Alexandre et son père. Comme Bismarck, Philippe de Macédoine voulait l'unité nationale. Après la Grande Guerre, Clémenceau célébra, lui, le patriotisme intransigeant de l'orateur athénien. Face à la montée du nazisme, plusieurs hellénistes comparèrent Hitler à Philippe et appelèrent à une résistance démosthénienne. A l'heure de la détente, on rangea Démosthène dans le camp des faucons, ou pire dans celui des agents doubles.

    Cette image posthume quelque peu brouillée, Pierre Carlier la retrace avec érudition et talent pour mieux s'en écarter. Démosthène ne fut ni un saint laïc, héros et martyr, ni un naïf obtus, doublé d'un traître corrompu. Cette liberté de ton du biographe vient peut-être de ce que Démosthène est désormais entré au purgatoire et qu'on ne le lit plus guère. Et surtout, la découverte en 1977 à Vergina de la tombe de Philippe a renouvelé notre connaissance du souverain. Son portrait sculpté dans l'ivoire est aussi terrible que celui fait par Démosthène : "l'oeil crevé, l'épaule fracassée, la cuisse et la main transpercées, jetant à la Fortune tout ce qu'elle pouvait lui demander de lui-même, pourvu qu'avec le reste il vécût puissant et glorieux".

    L'énergie de Démosthène paraît en comparaison presque frileuse. Et pourtant ! Orphelin dès sept ans, dépouillé par ses tuteurs, ce jeune homme à la santé fragile lutta pour recouvrer son bien. Il y gagnera une science incomparable des rouages judiciaires et un métier, logographe. Mais notre orateur de 30 ans que la politique passionne est bègue. Les exercices qu'il s'imposera - les fameux cailloux roulés dans sa bouche - deviendront le symbole de sa ténacité. En attendant, ses premiers contacts avec l'Assemblée seront difficiles. Ce buveur d'eau a une éloquence qui sent l'huile.