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MARSEILLE GRECQUE : LES LÉGENDES FONDATRICES






    Informés du songe, les colons phocéens se conforment à l'oracle. Parvenus à destination, "ils bâtirent le sanctuaire d'Artémis et honorèrent Aristarqué de la plus haute dignité en la désignant comme prêtresse". Ils feront de même dans leurs colonies : "Partout, on y vénère Artémis au-dessus de toute autre divinité et on garde la même disposition de sa statue et, pour le reste, les mêmes coutumes que celles qui sont pratiquées dans la métropole." Ce récit n'essaie pas d'expliquer la fondation de Marseille, le choix du lieu, l'accueil de ses précédents habitants. Il n'a qu'un but : justifier la présence à Marseille et dans ses colonies d'un sanctuaire d'Artémis.

    "Sur l'acropole de la ville, écrit aussi Strabon, s'élèvent l'Ephésium et le sanctuaire d'Apollon delphinien. Le culte de cet Apollon est commun à tous les Ioniens, tandis que l'Ephésium est le temple de l'Artémis qu'on révère seulement à Éphèse." Cette ville était en effet dès le VIIIème siècle avant Jésus-Christ le grand centre commercial et religieux de l'Asie Mineure. Ville sainte d'Artémis, elle possédait dès l'origine un temple dédié à cette déesse que l'on ne cessa d'embellir au fil du temps. Affirmée par Strabon, omise par Justin, la présence à Marseille et dans ses colonies d'un temple en l'honneur de cette déesse pose un double problème.

    Dans le récit de Strabon, le détour par Éphèse et l'embarquement d'Aristarqué suppose un étonnant transfert de pouvoir civil et religieux. Empêchés de désigner parmi eux le chef de leur expédition, les Phocéens qui partent fonder Marseille perdent aussi le privilège d'emmener de chez eux, selon l'usage, leur propre divinité tutélaire. Le détour par Éphèse, sans doute inventé après la ruine de Phocée par les Perses en 546, montre la volonté des colons marseillais de se rattacher à une métropole plus prestigieuse que leur cité d'origine, prospère et toujours existante. Sans renier leur première origine, ils la doublent d'une origine adoptive, par la puissante Éphèse. Ils veulent être à l'ouest de la Méditerranée ce que cette métropole religieuse et commerciale est à l'Est.

    On ne peut concilier le récit de la fondation de Marseille par Strabon avec celui de Justin. A l'étape d'Ephèse, d'ordre religieux, correspond mal l'étape à Rome, toute politique. Le mariage de Protis avec la fille de Nann sans intervention d'Artémis est incompatible avec la venue d'Aristarqué patronant les colons. La protection accordée par Minerve aux Marseillais assiégés suppose l'absence, à ce moment-là, de la future déesse tutélaire. Sans trop prendre à la lettre ces traditions légendaires, on peut penser qu'il y a eu une première fondation de la cité après exploration des lieux au temps de Tarquin, et une sorte de seconde fondation après la destruction de Phocée. Ce serait alors que pour éviter tout conflit entre les Phocéens de la première et de la seconde fondation, on aurait demandé à Éphèse de fournir à la ville une autorité religieuse et morale indépendante.

    L'importance de ces récits ne tient pas à leur degré de vérité. Elle vient de ce qu'ils ont véhiculé et conservé à travers le temps l'image que Marseille a choisi de donner d'elle-même à travers ses légendes fondatrices. Sans cacher son origine phocéenne, la ville ajoute à son prestige et à son honorabilité en se rattachant aussi à Éphèse. Pour illustrer sa fidélité à Rome, elle invente un détour de ses fondateurs par cette ville dès le temps du sage Tarquin l'Ancien. En se présentant comme le fruit du mariage de Gyptis et de Protis, elle se donne des débuts pacifiques, mais elle se montre en même temps contrainte à la guerre et à l'expansion par les attaques de ses ennemis, puis comme une métropole religieuse dont ses voisins admirent et respectent les dieux. Dans tous les cas, le courage des hommes, marins ou guerriers, ne suffit pas. Il s'y ajoute l'amour, ou la ruse, ou la protection, ou l'honorabilité d'une femme, épouse, amante, mortelle, prêtresse ou déesse.

    Marseille a soigné son image. Dans l'imaginaire collectif des belles légendes, elle apparaît comme une ancienne et noble ville fondée grâce à la force de ses hommes, à la séduction ou à la fertilité de ses femmes et à la protection de ses dieux. Son histoire peut commencer.

    Roger Duchêne