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LA FONDATION DE CYRENE : LE RÉCIT DES HABITANTS DE THERA
Commentaire d'HERODOTE, Histoires, Livre IV, 150 et sq. Travail présenté par Pauline Sommelet, étudiante de Licence.
PLAN DU COMMENTAIRE :
I. LES FACTEURS D'ÉMIGRATION
1. Les envoyés de Théra
2. La prophétie
3. Une île asphyxiée
II. L'IMPORTANCE DES INTERVENANTS EXTÉRIEURS DANS LE PROCESSUS DE COLONISATION
1. Delphes, "le bureau de renseignements"
2. Corobios, le guide crétois
3. Les Samiens et l'Eginète Sostratos, quelques éléments d'informations sur l'état du commerce maritime
III. L'ENTREPRISE DE COLONISATION
1. Le cadre institutionnel : une décision collective
2. Le cadre matériel : le choix de la Lybie
3. Des récits divergents : point de vue de la métropole, point de vue de la colonie
BIBLIOGRAPHIE
SOURCE :
oHERODOTE, Histoires, Livre IV, 150 et sq., traduction J. DELORME
OUVRAGES GENERAUX :
oBAURAIN Claude, Les Grecs et la Méditerranée orientale, des siècles obscurs à la fin de l'époque archaïque, Paris, PUF, Nouvelle Clio : l'histoire et ses problèmes, 1997, 633 p.
oBOARDMAN John, Les Grecs Outre-Mer, colonisation et commerce archaïques, Naples, Centre Jean Bérard, 1964, 368 p.
oCHAMOUX François, La Civilisation Grecque, Paris, Arthaud, 1983, 368 p.
oGRAS Michel, La Méditerranée archaïque, Paris, Armand Colin, collection Cursus, 1995, 190 p.
oMURRAY Oswyn, La Grèce à l'époque archaïque, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1995, 384 p., première édition : Early Greece, HarperCollins publishers Ltd, 1978
OUVRAGES SPÉCIALISÉS :
oCALAME Claude, Mythe et Histoire dans l'Antiquité grecque, la Création Symbolique d'une Colonie, Lausanne, Payot, Sciences Humaines, 1996, 188 p.
oCHAMOUX François, Cyrène sous la Monarchie des Battiades, Paris, E. de Boccard, 1953, 414 p.
oHOW W.W., WELLS I., A Commentary on Herodotus, Oxford, Oxford University Press, 1912, 456 p.
oLEGRAND Ph. E., Hérodote : Introduction, Paris, Les Belles Lettres, 1932, 244 p.
oPAYEN Pascal, Les Iles Nomades, Conquérir et résister dans l'Enquête d'Hérodote, Paris, École de Hautes Études en Sciences Sociales, 1997, 397 p.
INTRODUCTION
Ce texte est un récit de fondation issu du livre IV des Histoires d'Hérodote d'Halicarnasse intitulé du nom de la muse de la tragédie : Melpomène, le public grec très enthousiaste à la lecture des Histoires aurait en effet décidé d'intituler les neuf livres des Histoires du nom des neuf muses.
Hérodote, né en 484 avant notre ère, écrit environ deux siècles après le départ des colons de l'île de Théra qu'il évoque et daté de 638. La fondation de Cyrène en Lybie appartient à la première grande période d'expansion grecque
allant de 734 à 580 et qui ne sera dépassée que par les conquêtes d'Alexandre Le Grand.
Hérodote lui-même n'est pas étranger au processus de colonisation de son époque, il est le descendant des Grecs doriens venus du Péloponnèse jusqu'en Asie Mineure. De même, en 444/443, sous l'impulsion de Périclès, il se joint aux colons grecs pour aller fonder la ville nouvelle de Thourioi en Italie, au bord du golfe de Tarente.
Hérodote que Cicéron nomma pater historiae aurait recueilli les éléments de ce récit à Théra même, lors de ces nombreux voyages et se fait le rapporteur des habitants de cette petite île.
Il évoque le passage dans un souci de chronologie et de simultanéité après avoir conté l'expédition de Darius contre les Scythes, Hérodote se tourne vers le Sud pour narrer les événements qui se déroulent dans cette partie du monde à la même époque.
L'extrait qui nous intéresse montre comment les communautés insulaires s'expatrient, pas toujours volontairement comme nous allons le voir, l'arrière plan institutionnel et religieux est présent à travers la description des préparatifs à la colonisation, les raisons matérielles sont également évoquées.
Nous allons ainsi voir en quoi des sources écrites a posteriori d'un tel événement et à défaut de posséder un récit contemporain nous renseignent sur la vie des mondes insulaires de la période archaïque, leurs contraintes et perspectives. Le tout corroboré ou non par les données récentes de l'archéologie.
Dans un premier temps nous étudierons ce qui pousse ces populations à émigrer, puis nous aborderons les interactions des différentes îles entre elles : complémentarité, solidarité, c 'est en fin de compte un véritable système que nous allons mettre en valeur, enfin, nous analyserons l'entreprise de colonisation en elle-même : qui décide ? Quels sont les moyens mis en oeuvre et à disposition des Grecs du VIIe siècle.
I. LES FACTEURS D'EMIGRATION
1. Les envoyés de Théra
Il faut savoir que les Théréens eux-mêmes descendent de colons spartiates et myniens :
Grinnos, roi de Théra, cité à la première ligne, descend du fondateur éponyme Théras. Théras, régent de Sparte pendant la minorité de ses neveux, se trouve évincé lorsque ceux-ci arrivent en âge de régner, il décide alors de partir fonder une colonie : il déclare rejoindre ses frères sur l'île de Callisté, "la très belle", précédent nom de Théra. En effet, Théras et les habitants de cette île, des Phéniciens, ont un ancêtre commun : Cadmos qui, huit à neuf générations avant l'arrivée de Théras, parti des côtes phéniciennes à la recherche d'Europe, aurait laissé quelques-unes de ces compagnons dans l'île.
Cet élément du récit est à analyser comme une première cause d'émigration possible : la rivalité entre chefs politiques, Théras vaincu conquiert une terre "vierge", ici de façon pacifique, afin d'y exercer un pouvoir incontesté loin de toute autorité de la métropole.
Quand à Battos, sa généalogie et l'étymologie même de son nom sont contestées. Pour les Théréens, Battos est fils des Myniens, les descendants des héros embarqués sur le navire Argo. Les Myniens arrivent à Lacédémone après leur expulsion de Lemnos et demandent asile aux Spartiates en prétextant la légitimité de leur origine, ils exigent de plus une part des honneurs et des territoires, ce que les Lacédémoniens acceptent dans un premier temps. Mais quand les nouveaux arrivants revendiquent la royauté, les Spartiates les jettent en prison. Après maintes péripéties burlesques : les Myniens déguisés en femmes parviennent à s'évader, Théra, plutôt que de les tuer, propose de débarrasser les Spartiates en emmenant les indésirables avec lui sur l'île de Callisté.
Nous trouvons ici un deuxième facteur d'émigration : l'exil de population.
Mais une version différente de l'origine de Battos est évoquée dans le récit des Cyrénéens qu'Hérodote met en parallèle avec le témoignage des habitants de la métropole.
Battos serait fils de Polymnestos (l.3) et d'une concubine crétoise dont le périple de l'île de Crète jusqu'à Théra doit tout au conte populaire : orpheline de mère, sa marâtre organise son élimination ; un gentil marin, indigné par son sort, la sauve des eaux tout en respectant la promesse qu'il a fait à son père de la jeter à la mer ; l'image du prince charmant est également présente à travers le personnage du riche Polymnestos. Au Ve siècle avant notre ère, Pindare dans sa IVème Pythique, une ode au roi de Cyrène Arcésilas IV, donne une large place au récit des Argonautes, laissant supposer que les Cyrénéens accréditent a posteriori la descendance mynienne ;
De même l'étymologie de Battos est contestée. Soit ce nom est lié à un bégaiement : Battos serait dérivé du verbe grec signifiant bégayer, soit le personnage de Battos n'est nommé ainsi qu'après la réalisation de son acte fondateur : Battos signifiant roi en langue libyenne. Hérodote accrédite cette dernière hypothèse, de même, Pindare désigne Battos par un autre nom : Aristotélès ce dont le récit d'Hérodote ne fait pas mention.
2. La prophétie
On trouve ligne 4 : "la Pythie lui ordonna d'aller fonder une ville en Libye", d'autres sources mentionnent déjà l'intérêt de la Pythie pour l'entreprise de colonisation. Selon Pausanias, elle ordonna à Archias de fonder Syracuse, de même selon Diodore, elle fut à l'origine du départ des Grecs pour Géla en Sicile. La religion tire en effet profit de l'expansion grecque : le sanctuaire d'Apollon Archégête de Delphes devient le sanctuaire international le plus important et le dépositaire des dîmes prises sur le butin des victoires des colonies ou cités mères.
De plus, la clairvoyance de l'oracle est soulignée dans le récit cyrénéen quand la Pythie prophétise "Battos, Apollon t'envoie en Libye", le nommer ainsi laisse présager son destin royal.
Ce voyage des Théréens à Delphes révèle la nécessité d'une caution religieuse indiscutée comme base de toute entreprise de colonisation.
3. Une île affamée
L'étude du texte met à jour des facteurs plus prosaïques d'émigration.
Pindare évoque le bannissement, il présente Battos comme un chef de clan opposé au pouvoir en place sur l'île et contraint à l'exil tandis que le récit d'Hérodote laisse apparaître la trame d'une crise économique et sociale.
La recherche historique accrédite en effet la thèse d'un accroissement régulier de la population, en temps de paix notamment, conduisant à un trop plein de population par rapport à un territoire restreint (81 km2) et au développement du phénomène de sténochoria, la primogéniture ne s'exerçant pas, les lots s'amenuisent à chaque héritage, ajouté à cela un endettement de plus en plus important pouvant conduire à la servitude et la tendance générale à la concentration foncière pratiquée par quelques grandes familles.
L'hypothèse d'une crise agraire est renforcée par l'évocation d'un événement climatique ponctuel : la sécheresse. On trouve en effet à la ligne 11 "pendant sept ans il ne plut pas à Théra, tous les arbres de l'île se desséchèrent sauf un". Hérodote relate une situation tout à fait concrète et plausible, bien qu'aucun changement climatique de grande ampleur n'ait été relevé dans la période archaïque par rapport à nos jours, en utilisant une image très parlante pour les Grecs de son temps : la symbolique de l'arbre unique que l'on retrouve dans le mythe de la naissance d'apollon. Sa mère Léto errant à la recherche d'un endroit pour accoucher trouva refuge dans une île, Délos, dont l'extrême désolation est mise en exergue par le fait qu'il n'y subsistait plus qu'un seul arbre.
Cette situation de manque est de toute évidence le vrai détonateur, ce n'est qu'à sa suite que les habitants envisagent le départ des leurs. La formule de la ligne 8 "ils ne tinrent aucun compte de l'oracle" montre bien que l'autorité seule de la Pythie n'eût pas suffit à les convaincre. Le prétexte "ils ne savaient pas en quel coin de la de la Libye cela se trouvait" ne constitue qu'une remarque peu probable au vu des routes commerciales déjà largement tracées et du processus de colonisation entamé dès le début du VIIe siècle.
Mais nous allons voir que le processus de colonisation ne présente pas que des facteurs endogènes, les préparatifs du départ sont cernés de considérations extérieures que Hérodote rapporte en fournissant des détails précieux sur les relations de Théra avec d'autres constituants du monde grecque archaïque.
II. L'IMPORTANCE DES INTERVENANTS EXTÉRIEURS DANS LE PROCESSUS DE COLONISATION
1. Delphes, bureau de renseignements
Théra est l'île des Cyclades la plus méridionale, bien que son insularité représente un frein au développement de l'élan hellénique visible sur le continent, Hérodote décrit une île ouverte, qui ne présente pas un système de développement totalement autarcique mais bel et bien intégré dans un ensemble plus large et solidaire.
Un premier lien avec le continent nous est montré à travers le "pèlerinage" des Théréens à Delphes, véritable "bureau de renseignements" du monde hellénique, les Grecs viennent en effet y consulter l'oracle de toute la Méditerranée. Le sanctuaire brasse les populations et les renseignements sur les routes maritimes, les endroits de commerce privilégiés, les terres fertiles et vierges à coloniser. La consultation de l'oracle où les Théréens se rendent deux fois selon le récit théréen et trois fois selon le récit cyrénéen ne revêt donc pas qu'un caractère sacré mais à la fonction de centraliser et diffuser les informations géographiques pour tout le monde grecque.
2. Corobios, le guide crétois
L'expression "ils envoyèrent en Crète des messagers pour voir si quelque Crétois ou étranger habitant l'île était allé en Libye" montre que les Théréens entretiennent des relations plus anciennes avec l'île de Crète toute proche : ils connaissent notamment leur réputation de marin. La Crète à en effet une histoire très liée à la mer : Thucydide raconte : "Minos est le premier qui à notre connaissance ait possédé une flotte. Il étendit sa domination sur la majeure partie de la mer que l'on appelle aujourd'hui hellénique et régna sur les Cyclades".
La mention de l'"étranger" rappelle la vocation de terre relais de la Crète, d'escale entre Orient et Occident, entre nord et sud de la Méditerranée, lieu important de trafic maritime, d'échanges commerciaux.
L'île marque de tout son poids les débuts de l'unique cité grecque archaïque en terre africaine. L'importance des Crétois dans la fondation est exprimée dans le récit cyrénéen par les origines crétoises de Battos.
Le choix de Corobios, un pêcheur de pourpre, en fait de murex : un coquillage qui produit la pourpre, n'est pas fortuit : ce coquillage est très présent sur les côtes libyennes, Corobios affirme y être allé " dérouté par les vents" l.16, mais l'île de Plataia pourrait être un hivernage fréquenté par les pêcheurs crétois ce qui expliquerait ce que Hérodote rapporte aux lignes 19 et 20 "Corobios les amena à cette île de Plataia. Ils l'y laissèrent avec une réserve de vivres pour un certain nombre de mois", de même à la ligne 25 "les Samiens lui laissèrent des vivres pour un an".
A la ligne 15 on trouve "leurs démarches les amenèrent dans la ville d'Itanos". Itanos est située à l'extrémité Est de la Crète, elle constitue donc un relais pour les envoyés théréens en route pour la Libye. De plus un historien allemand, Knapp, a bâti une théorie singulière selon laquelle Corobios serait identifié à un dieu marin : le vieillard de la mer. Des monnaies à son effigie ont en effet été retrouvées à Itanos mais elles ne dateraient que du Vième ou IVe siècle, cette thèse est donc communément réfutée.
3. Les Samiens et l'Eginète Sostratos, quelques éléments d'information sur l'état du commerce maritime
À la ligne 23 Hérodote mentionne "un navire samien dont le capitaine était Colaios, faisant voile vers l'Egypte, fut dérouté vers cette île de Plataia". L'Egypte était à cette période, après la levée du joug assyrien et avant la domination des Perses, largement perméable au commerce grecque, on peut citer en exemple l'emporion prospère de Naucratis. Il semble que l'Egypte était une destination habituelle de Colaios, armateur et capitaine de son navire marchand. Des objets égyptiens ont d'ailleurs été rapportés dans l'île de Samos dès 700 avant notre ère et cela sans avoir recours à un intermédiaire oriental comme les Phéniciens.
Hérodote continue le récit : "les Samiens apprirent de Corobios toute l'histoire et lui laissèrent des vivres pour un an". En repartant pour l'Egypte, détournés par les vents d'est, les marins "franchirent les colonnes d'Hercule" c'est-à-dire le détroit de Gibraltar et "abordèrent à Tartessos". Tartessos est un royaume situé dans l'actuelle Andalousie, la baie de Cadix plus précisément, où règne un souverain déjà évoqué par Hérodote au livre I : Arganthonios. On apprend que Colaios y fit fortune, en échangeant de l'argent principalement, c'est ici le commerce des métaux qui est illustré. Mais il est peu probable en revanche que cette voie commerciale soit encore "vierge", ligne 22, Hérodote nous décrit un "marché pas encore fréquenté". Il y avait en effet à Olympie des consécrations dites "en bronze tartessien" qui dateraient de 648 avant notre ère soit dix ans avant l'expédition de Colaios, les Phocéens entretenaient d'ailleurs avec le roi des relations cordiales et fructueuses bien avant l'arrivée des Samiens.
Pour ce qui est des lignes 32 et 33, Hérodote parle de grande sympathie entre Cyrénéens, Théréens et Samiens. Cette remarque tient principalement en l'existence d'un vase de bronze consacré par Colaios dans l'Héraion de Samos en guise d'ex-voto pour cette bonne fortune et que l'on peut lier à l'expression de la ligne 28 "un dieu les y avait conduits", Hérodote a pu voir ce vase en se rendant à Samos.
À la ligne 31, Hérodote mentionne un autre personnage en évoquant le bénéfice des Samiens "ils en tirèrent moins toutefois que l'Eginète Sostratos, fils de Laodamas". L'existence de ce richissime armateur est confirmée par la découverte d'une ancre de pierre dédiée vers 500 par Sostratos à Apollon Eginète. On peut ajouter à cela des vases attiques exportés en Etrurie portant l'inscription SOS gravée ou peinte ce qui révèle son activité en Occident.
Après avoir étudié les différentes références du récit à des lieux ou des personnages plus ou moins éloignés de la petite île mais interférant tous dans la construction du mythe de la fondation de Cyrène et participant à la réalité de l'époque, nous allons nous intéresser au cadre matériel, institutionnel ou moral donné par les habitants de Théra à leur expédition.
III. L'ENTREPRISE DE COLONISATION ELLE-MÊME
1. Le cadre institutionnel : une décision collective
Hérodote donne quelques indices sur la façon dont l'émigration est décidée à Théra dans le dernier paragraphe.
Nous avons déjà vu qu'une délégation, dont le roi fait partie, est envoyée consulter l'oracle. Un cadre religieux, propitiatoire est établi. On trouve à la ligne 35 "les Théréens décidèrent", c'est l'emploi du verbe "décider" qui attire l'attention, il est probable que Hérodote est transposé l'existence d'une institution courante à son époque : l'Ecclésia, l'assemblée du peuple, à l'époque de l'émigration théréenne, le VIIe siècle. Il lui a semble-t-il donné un pouvoir, une souveraineté qu'elle possède en effet au Ve siècle mais qui a peu de chance d'être aussi étendue sous la monarchie théréennne. La décision du départ est malgré tout présentée comme un acte souverain de l'état. À ce propos, une stèle du IVe siècle trouvée à Cyrène, appelée "stèle des fondateurs", rapporte le serment prononcé à Théra le jour du départ des futurs colons.
La ligne 35 "les Théréens décidèrent que l 'on y enverrait un frère sur deux après tirage au sort, de tous les cantons qui étaient au nombre de sept et que leur chef et leur roi serait Battos" affirme de nouveau la prépondérance de la collectivité qui désigne ici les conditions matérielles de l'expédition. Le tirage au sort traduit un départ pas toujours volontaire, la formule "un fils sur deux" signifie qu'un fils par famille, en excluant les fils uniques, était désigné. On voit ici se dessiner l'image d'une contrainte sociale très affirmée. Des châtiments sont d'ailleurs prévus pour les réfractaires, ils figurent sur la stèle des fondateurs : peine de mort et biens confisqués, "même sort pour quiconque l'accueillerait". Si et seulement si ils sont réduits à toute extrémité, les colons pourront quitter les lieux et rejoindre Théra au bout de cinq ans. Ce passage étaie la version cyrénéenne qui montre les colons se faire lapider par la population quand ils tentent de retourner à Théra deux ans après leur départ.
2. Le cadre matériel le choix de la Libye
Les futurs colons préfèrent des espaces inhabités, ou du moins où les habitants sont encore primitifs et mal organisés.
Ce n'est pas un hasard si la Pythie de Delphes a indiqué la Libye comme terre propice à la colonisation, la Libye est quasiment le seul espace encore libre et favorable, de par son climat et la fertilité de sa terre, à l'implantation d'une colonie agricole dans le bassin méditerranéen. En effet, une expansion en direction de l'intérieur de l'Anatolie est difficilement réalisable : le relief escarpé et l'éloignement de la mer rebuteront les Grecs pendant longtemps ; de même, les Assyriens ou Phéniciens empêchent toute pénétration en Cilicie et en Syrie ; l'Egypte même affaiblie, divisée et déjà largement explorée par le grand commerce présente un peuplement trop important pour envisager une nouvelle implantation ; enfin, les Carthaginois interdisent toute entreprise dans le Maghreb.
Une fois le choix de la Libye établi, les Théréens progressent prudemment : ils occupent en premier lieu un îlot en face du continent, tactique qui fait la quasi unanimité dans le monde grecque, pour preuve l'installation des Phocéens dans l'île de Pithécusse avant de coloniser la baie de Naples. Ils s'assurent ainsi d'un avant poste pour explorer le continent, observer la population indigène et d'une solution de repli en cas de danger.
Le choix et le nombre des hommes envoyés en expédition sont également révélateur des conditions de l'établissement d'une colonie : on trouve "des fils" à la ligne 38, c'est-à-dire des hommes jeunes sans aucune mention de femmes prenant part au voyage car il est habituel que les colons se mélangent aux autochtones pour trouver des compagnes, on peut citer en exemple le cas des Myniens et des femmes de Lemnos.
Les futurs colons sont embarqués sur des pentconthères, navires de guerre rapides et effilés déjà utilisés par les Phocéens sur de longues distances. Ces embarcations sont également caractéristiques des gens de Lemnos dont les Théréens tireraient en partie leur origine. Ces vaisseaux peuvent accueillir 50 rameurs et sont au nombre de deux, le nombre des expatriés est donc fixé à 100 ou 200 pour les estimations les plus optimistes. Ce contingent assez faible suffit en effet à désengorger l'île et à résoudre une bonne partie de la crise de subsistance sur un territoire qui, il faut le dire, ne mesure que 81 kilomètres carrés.
3. Des récits divergents : point de vue de la métropole et point de vue de la colonie
Dans le récit cyrénéen, le parcours des colons n'est pas ordonné de la même façon, il n'est nul question du pêcheur crétois ni même de l'escale à Itanos. L'accent est mis sur le héros fondateur Battos, le rôle joué par la Crète est mentionné à travers l'évocation de ses origines, la Pythie prophétisant s'adressera directement à lui, sans aucune référence au roi de Théra : "Battos, tu es venu pour ta voix, mais le seigneur Phébus Apollon t'envoie dans la Libye riche en troupeaux fonder une cité".
Le récit des Cyrénéens est davantage celui d'un parcours initiatique qui conduit un jeune homme bègue et bâtard vers un destin royal. L'acte de la colonisation y fait fonction de mise à l'épreuve tandis que le récit théréen fait la part moins belle au mythe.
CONCLUSION
Bien que Hérodote n'ait disposé que de très peu de moyens pour vérifier les informations qu'il collectait auprès des habitants de Théra et Cyrène, il semble que le récit qu'il rapporte, bien qu'enrichi, voir déformé, par de longs siècles de tradition orale, ne soit pas vraiment éloigné de la réalité des mondes insulaires du VIIe siècle.
Il croise les témoignages, qui se recoupent le plus souvent, effectue un véritable travail journalistique.
La part du mythe est bien entendu présente, mais plus qu'un facteur de désinformation dont il faut se méfier, elle constitue l'expression d'une réalité et renseigne sur le mode de pensée archaïque où toute action concrète à son pendant dans le sacré.
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