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"NOUS IRONS PHOTOGRAPHIER L'ACROPOLE"






    Les Suisses ont redécouvert la Grèce au début du XXe siècle. Cette rencontre a fortifié leur goût pour l'archéologie, tout en leur donnant l'occasion d'exprimer leurs talents de montagnards et de photographes. C'est la leçon que l'on peut tirer des séjours grecs de Fred Boissonnas. Pendant l'été 1913, en pleine seconde guerre balkanique, le photographe genevois fait avec Daniel Baud-Bovy, Directeur de l'École des Beaux-arts de Genève et alpiniste chevronné, la première ascension du plus haut sommet de l'Olympe. Elle fut mouvementée. Les combats entre Grecs et Bulgares faisaient rage ; une épidémie de choléra sévissait ; le temps était franchement mauvais et la voie à explorer difficile. La montagne fut pourtant vaincue. Six ans plus tard, une exposition de photographies et un livre commémorèrent l'exploit [1]. Parallèlement, Fred Boissonnas, toujours à l'affût d'un cliché original, accompagna bon nombre d'archéologues dans leurs explorations. Il photographia la Grèce classique : celle des ruines de Delphes et de Délos ; il parcourut la Méditerranée avec Victor Bérard, le traducteur de l'Odyssée, pour ressusciter le monde d'Ulysse.

    Cette aventure suisse, où se mêlent désir de l'expédition pionnière, passion pour l'antiquité et amour de la photographie, n'est pas unique, comme le rappelle une exposition présentée, il y a peu, à Athènes, au Musée Bénaki, et bientôt à Dijon [2]. Près de deux cents clichés évoquent le parcours en terre grecque de deux archéologues suisses : Waldemar Deonna (1880-1959) et Paul Collart (1902-1981). L'un et l'autre ont exprimé, derrière l'objectif, leur attachement à la terre grecque, à son passé et à son présent.

    Né à Cannes, Waldemar Déonna appartient à une vielle famille genevoise, d'ascendance partiellement danoise. Il vient à Athènes en 1905 pour trois ans, comme membre de son pays à la section étrangère - alors récemment constituée - de l'École française d'Athènes. Il participe aux travaux de la mission archéologique à Thasos, Délos et Delphes. De 1929 à 1939, il reviendra régulièrement en Grèce pour accompagner des groupes de touristes, notamment des croisières en Méditerannée. Fouilleur ou conférencier, il ne part jamais sans son appareil. Celui qui dirigea pendant trente ans le Musée d'Art et d'Histoire de Genève réalisa plusieurs milliers de négatifs, qu'il a soigneusement classés et annotés. Ainsi se reconstituent aujourd'hui les itinéraires du voyageur.

    Ces clichés ont une autre originalité : ils s'attachent non seulement à faire revivre la vie des chantiers archéologiques, mais ils gardent traces de quelques-uns des aspects les plus frappants de la société grecque avant la Seconde Guerre mondiale. Jusqu'en 1908, Deonna mène une série de recherches dans l'île de Thasos. Il ne manque pas de photographier le décor des portes sculptées de la cité antique, comme celui de la porte d'Héraclès et de Dionysos qui n'a pas encore rejoint le Musée d'Istanbul. S'il fait poser Adolphe Reinach, son compagnon d'exploration, il n'oublie pas paysans et ouvriers. Visitant la campagne thasienne, il se livre à un véritable reportage sur les Pâques grecques, montrant la cuisson de l'agneau et les jeux de balançoire. A Délos, il aime fixer l'image des fouilleurs au travail, comme celle des poulpes séchant au soleil.

    Les publications du savant feront place de même aux réflexions de l'amateur de photographies. Elles accompagnent son essai sur Dédale et la statuaire archaïque et son étude de l'expression des sentiments dans l'art grec. Deonna publie plusieurs volumes de méthodologie d'archéologie classique et souligne l'importance de la photographie dans la discipline. L'archéologue doit se faire photographe, quand il prospecte, quand il explore, quand il publie. Mais l'art photographique dépasse la simple portée documentaire ; il offre des moyens d'expliquer les oeuvres anciennes. Il permet d'apprécier les styles, de recomposer des types. Une foule d'applications nouvelles se devinent déjà : la photographie en couleurs, celle du mouvement, celle de l'invisible, par radiographie.

    Fils d'un architecte genevois connu, qui a bâti l'Université de Genève et l'hôtel Métropole, Paul Collart emprunta, une génération plus tard, la même voie que son aîné, Deonna. En 1926, après de solides études classiques, il est admis comme membre étranger de l'École française d'Athènes. Dès 1930, et pendant cinq ans, il mène une fouille pionnière sur le site de Philippes en Macédoine. Professeur à l'Université de Lausanne, il y fonde l'Institut d'archéologie et d'histoire. Explorateur de la Turquie et de la Syrie antiques, il étudie au Liban le grand autel du sanctuaire de Jupiter Héliopolitain à Baalbek. Initiateur de la première mission archéologique suisse en territoire étranger, il dirige jusqu'en 1970 l'Institut suisse de Rome. Cette carrière bien remplie est inséparable d'un album photographique, riche de 4000 clichés. Ils sont autant de souvenirs de voyages et d'explorations, toujours effectuées avec Madeleine Collart, l'infatigable compagne, mais ils ont surtout un triple intérêt.
    
    Ces photographies constituent des archives sur l'état des sites archéologiques grecs entre 1930 et 1960. Elles ont ensuite une dimension écologique. Grâce à elles, on prend conscience de la transformation des paysages : de la relative préservation des vestiges quand ils forment, comme à Delphes, un parc archéologique ou de leur intégration forcée dans la ville, comme à Athènes. Ces clichés ont enfin une valeur ethnographique. Ils illustrent des modes de vie et des conditions de voyage aujourd'hui disparus. De quoi alimenter la nostalgie de l'été grec !

    Hervé Duchêne